CHAPITRE I.
Dans lequel le narrateur s’acoquine avec la Bête
Quant à la fameuse église de Vasili-Blagennoï ou de la Protection de la Vierge, c’est le rêve d’un esprit malade mis à exécution par un architecte fou. Toute l’église, surmontée de je ne sais combien de coupoles bulbeuses, est peinte de couleurs criardes et bigarrées où le vert tendre et le rouge vif dominent. Toutes les églises russes sont bâties sur le même modèle : ce sont toujours cinq coupoles, quatre petites et une grande ; elles sont plus petites ou plus grandes, mieux dorées ou plus mal dorées ; c’est toute la différence.
Alexandre Dumas, En Russie
Et moi donc… Foule fébrile, grouillante et gloussante, que je scrutais le cœur serré et les entrailles nouées par l’angoisse, me demandant comment tant de rustres pouvaient attendre disciplinés en file indienne devant l’église Saint-Basile, une logue queue s’étirant jusque loin derrière, frottant leurs dos à d’autres dociles touristes et à de graves et pieux acheteurs de billets, en progression lente vers l’antre de granit de la caverne de Lénine, collée au mur du Kremlin.
Alexandre Dumas s’était tenu comme moi sur la Place Rouge, peut-être même avec ses mains sur les hanches, dubitatif, guère admiratif de ce qu’il voyait autour de lui.
Il a écrit de bien vilaines choses, Dumas, au sujet des Russes. La violence de son monstrueux journal de voyage à travers la Moscovie et le Caucase, qu’il ramena à Paris après presque un an en Russie, montre à quel point il devait être travaillé par des angoisses sans nombre. Dumas fuyait ses dettes oubliées, ses innombrables créanciers, et misait comme au casino sur ce qu’il allait tirer de son long voyage à travers la Russie et le Caucase : une bombe littéraire exotique et, étonnamment, venant de lui, pas du tout mensongère.
Il avait tout mis en gage Dumas pour payer son voyage, lançant moult prières, sans trop y croire, à l’intention des Chérubins, Trônes, Dominations et autres hiérarchies angéliques pour le succès de ses futurs livres : En Russie et Le Caucase, deux énormes tomes de journal de voyage. Pour assaisonner sa prose sulfureuse et lui donner un arrière-goût de saveur faisandée, il a dû exagérer en permanence dans la véhémence et écrire, par exemple, à propos des Russes : «Que peut-on faire avec eux ? Il faudra, le fer et le feu à la main, mettre de l’ordre dans ces différentes couches d’esclaves, étendues les unes sur les autres. »
Mais que peuvent comprendre à la métahistoire littéraire ces deux Allemands à l’allure chevaline, lui – arborant une anachronique queue de cheval, elle – la boule à zéro, qui trottent sur place depuis une heure pour visiter l’église Saint-Basile ? Je me glisse derrière eux et je tends l’oreille : Toll ! Prima ! s’extasie la femme. Et lui complète : Prima, ja ! Super. Voilà. Lui c’est un bel homme, je dois admettre. Je les connais de vue, ils sont aussi logés à l’hôtel Metropol, à quelques centaines de mètres de la Place Rouge, sauf qu’eux, ils semblent vraiment avoir les moyens, leur chambre n’est sûrement pas payée par des Tchétchènes, comme la mienne. Leur stupidité innocente est attendrissante ; ceux-là ne se sont jamais plongés dans le vide des yeux de Salman, ils n’ont pas dû entendre d’histoires d’horreur sur la survie au bagne et sur comment on s’y prend pour boire le tchifir. Une foule chamarrée de manants et de bougresses de toutes nations, de toutes couleurs, se mélange dans cette file d’attente, tous mimant l’intelligence, l’enthousiasme et l’intérêt. Mais combien d’entre eux auront lu le journal de Dumas à travers la Russie ?
Ainsi donc, en 1858, Alexandre Dumas, au sommet de sa gloire, mais criblé de dettes, décide de quitter Paris pour entreprendre un long voyage en Russie et dans ses possessions coloniales du Caucase, où les Moscovites menaient une guerre génocidaire de conquête contre les Montagnards musulmans, guerre qui continue aujourd’hui encore. Il en donne diverses raisons, la plus plausible étant l’espoir de gagner de l’argent en publiant son journal. Ce genre de littérature, semblable aux reportages d’aujourd’hui, attirait déjà un grand nombre de lecteurs. Il s’en va donc, à l’âge de presque soixante ans, pour un voyage de près d’un an en Russie et dans le Caucase, dans cet Orient “riche, pittoresque et sale“, pour renifler, comme il s’exprime si élégamment, les “stagnantes et méphitiques vapeurs de l’Asie”.
Bien qu’abusant quelque peu du terme pittoresque, insupportable néologisme italien à l’époque, à peine entré depuis peu dans la langue, son journal allait connaître un énorme succès, ce qui sauva Dumas financièrement, mais moi, est-ce que mon film documentaire allait pouvoir me tirer du désastre ? Moi, pourchassé par les Albanais de Bruxelles qui cherchaient à me faire rembourser la dette grâce à laquelle je venais juste de payer la dernière tranche de l’hypothèque d’une maison à laquelle, comme ils me menaçaient tous les deux jours, ils allaient finir par mettre le feu. J’avais tout misé sur ma fiction documentaire à travers la Russie et le Caucase, sur les traces d’Alexandre Dumas. Oui, j’allais descendre avec Eva, aimé par la belle Eva, par Eva sucé et adoré, sur le fil de la Volga, jusqu’aux esturgeons de la mer Caspienne et, à partir de là, aidé par mes Tchétchènes, zigzaguer à travers le Caucase jusqu’à l’autre mer, celle appelée, de manière improbable, Noire. Une structure narrative magique, impeccable, o-ho-ho j’allais vaincre, rien de plus sûr !
Mais comment expliquer cela à Ylber Mysafiri, occupé à m’attendre au coin de ma maison à Bruxelles, où, dans la petite cour pavée à l’arrière, je garde deux nains de jardin qui représentent Jason et Médée enlacés en une éternelle et criminelle étreinte ? Ylber, avec Xhaferi Besniku et Pandeli Șehu, les Albanais qui depuis quelque temps ne m’appellent même plus avec insistance, ayant découvert, déconfits, après une enquête dans le voisinage, que je m’étais effectivement enfui en Russie, loin de leurs pattes velues aux phalanges tatouées avec de stupides symboles occultes.
Voilà, les Tchétchènes ne se tatouent pas, même après dix années de bagne, comme Salman en a fait. Je ne porte pas des tatouages non plus, mais Eva… aaah, Eva et la feuille de marijuana qu’elle s’est fait perforer sur sa délicieuse croupe, la pointe de la feuille déplaçant l’attention du spectateur vers le réceptacle ferme, vers l’anneau modulaire niché entre ses fesses en forme de poire ! Quand j’ai dit à mes Tchétchènes ce que ma petite amie portait sur le dos ils ont ri, oui, ils se sont esclaffés, eux qui n’arrêtent pas de fumer de l’herbe du matin au soir.
Plongé dans mes sombres pensées, je suis entré dans la bigarrée église Saint-Basile, me glissant sans payer derrière le couple d’Allemands qui avaient sagement attendu dans la file. Ce n’était pas pour le prix du billet ; c’est vrai qu’il me restait très peu d’argent et que les Tchétchènes m’avaient payé d’avance la belle chambre du Metropol, mais je ne voulais pas rester des heures dans une file d’attente. Je cherchais à m’imposer une discipline, je devais filmer et le temps se contractait, se coagulait, se condensait. Mon plan : filmer tout ce qu’avait vu et noté Alexandre Dumas, la longue et périlleuse route qu’il avait suivie, l’état dans lequel elle se trouvait aujourd’hui, tandis que le commentaire du film serait exclusivement émaillé d’extraits du texte de Dumas. Les mêmes endroits qu’il avait vus, les mêmes situations, à peine altérées, prouvant la même indifférence vis-à-vis de l’humanité, de la vie, le même dédain pour les humbles. La folle violence restée intacte aujourd’hui encore dans le Caucase russe, le même despotisme, le mépris sans limite aujourd’hui comme alors, comme toujours, pour les Caucasiens, que les Russes appellent les «Noirs», ou carrément чëрная жопа, les “culs noirs”.
Les deux Allemands remarquèrent que je m’étais faufilé derrière eux dans l’église sans payer, et le bel homme me jeta un regard de sévère réprobation. Blond, grand, sa mâchoire carrée allait bien avec la barbe de trois jours. Mais comment font certains hommes beaux et naturellement imbéciles pour avoir en permanence une barbe de trois jours ?
Dans l’église, j’ai immédiatement ressenti un blocage dans mon élan créatif. J’ai sorti la caméra de sa housse, tirant la fermeture éclair avec une élégance étudiée, je l’ai hissée sur mon épaule, je l’ai allumée, j’ai collé l’œil sur le viseur, j’ai consommé de la batterie, mais rien ne semblait m’inspirer. Le voyant électronique m’indiquait encore deux heures d’autonomie, ce qui acheva de me décourager. J’aurais aimé que les piles fussent mortes, avoir une excuse pour le manque de créativité. Mais où devrais-je commencer avec la non-créativité ? Quel dramatisme visuel peuvent bien susciter quelques icônes ? Je ne sais même pas si elles sont anciennes. Peut-être que ce n’est pas ce que Dumas a vu, Staline aussi est passé par ici, avec sa grosse moustache, et puis il y a eu des guerres. J’ai un peu regardé autour de moi, après quoi j’ai filmé sans vraiment cadrer, et j’ai même fini par faire semblant de filmer, pour mon propre bénéfice mensonger. Mais où est donc Eva ? Pourquoi n’est-elle pas ici pour regarder comment je manipule la caméra, gracieusement, avec un calme élégant, inconscient, mais assumé ?
— Tu viens avec moi, j’avais crié triomphalement à Eva, l’adorable, la mère diaphane de toutes les putes, tu viendras avec moi, je lui avais dit dans une des rares et étranges nuits que j’avais passées avec elle à Bucarest dans le cagibi au-dessus de la galerie l’art où elle vivait et qui formait tout son univers. Je t’emmène dans un voyage de rêve à travers la Russie et le Caucase. Tu verras le mont Elbrouz, le rocher de Prométhée, dont nul n’a jamais gravi la cime, car il faudrait pour cela une permission particulière de Dieu, et nous boirons du thé kalmouk salé, bouilli avec de la graisse de mouton.
— Épargne-moi la graisse de mouton et je viens avec toi.
Pendant que je lui expliquais le projet, elle m’inspectait avec hésitation, sa délicieuse bouche légèrement entrouverte. Cette sensualité d’enfant qui se découvre, curieuse de tout, prête à tout tenter, avec une mare permanente dans sa culotte, tout cela m’effrayait. En Eva je me confrontais à un phénomène naturel que je ne pensais pas être en mesure de dominer, mais que je désirais contempler, me laisser happer par son tourbillon, sucé et consommé. Une fois, pendant une longue nuit de sexe violent, j’avais uriné sur son visage, elle, tombée à genoux devant moi dans la salle de bains, et nous nous étions presque évanouis de volupté.
— Mon urine a des propriétés curatives, lui avais-je murmuré, l’embrassant doucement, goûtant les molécules salées éclaboussées sur son visage. Comme celle des vaches caucasiennes.
J’aimais à lui conter ce qu’avaient écrit sur le Caucase les anciens auteurs et comment là-bas, au Daghestan et en Tchétchénie, au cœur de la montagne, avaient vécu, en se faufilant élégamment, les panthères parfumées d’Apollonius de Tyane, les fauves balsamiques que Lui prétendait avoir vus et reniflés dans les montagnes qui s’effondrent vers Derbent, dans la mer Caspienne. Oui, Lui, cet Apollonius qui aurait dû devenir un Christ du néo-paganisme et qui avait suivi dans le Caucase une grande partie de l’itinéraire que devait répéter, dix-sept siècles plus tard, Alexandre Dumas. Apollonius, oui, de Tyane, en vérité, juché sur un chameau blanc particulièrement stupide et scrutant tous les miracles alentour sans s’étonner: hommes-singes velus se nourrissant de la viande des lions qu’ils dépeçaient en grommelant leurs paroles frustes; les oiseaux-lézard sans plumes se vautrant dans les marais de la mer Caspienne, bêtes volantes portant des griffes sur leurs ailes attachées aux côtes par une membrane roussâtre, ou les dragons à crête dentelée comme une scie, dont certains (ceux de la plaine, dit Apollonius, les plus dangereux) pouvaient atteindre la taille d’un éléphant. Les Mages de Zarathoustra les tuaient dans leur sommeil pour extraire de leurs crânes une pierre aux vertus miraculeuses.
— Peut-être Apollonius avait-il vu les derniers dinosaures ? gloussa Eva l’adorable, m’agaçant prodigieusement par son manque de sérieux.
J’avais lentement prospecté tout le trajet, au fil des années, avant de tomber dans le dénuement actuel. De Moscou, nous partirions en train jusqu’à Kazan, au Tatarstan, pour descendre ensuite la Volga, roi des fleuves de l’Europe, embarqués sur un petit bateau. Une de ces courses touristiques dont les luxueux dépliants ne vous disent pas à l’avance que vous dormirez une semaine dans un placard, glissant sur l’eau jusqu’à Astrakhan, jusqu’aux esturgeons de la mer Caspienne, où j’avais promis à Eva que je comptais la frotter avec du caviar de contrebande et que j’allais la manger, la brouter et la mordiller jusqu’à ce qu’elle hurle à l’agonie, désireux comme j’étais de l’entendre, encore et toujours brailler et couiner adorablement, ce qui ne manquait pas de crisper les voisins de l’immeuble qui abritait sa galerie d’art à Bucarest.
Là-bas, près de la mer Caspienne, Dumas s’était arrêté dans les steppes de la Kalmoukie, où vivent des Mongols bouddhistes, bâfreurs de viande crue, dont le khan de l’époque avait organisé un gigantesque repas en son honneur ; moi, en échange, j’allais offrir à Eva l’hospitalité du petit dictateur de la Kalmoukie d’aujourd’hui, Toumaine, l’obsédé du jeu d’échecs, qui avait transformé l’architecture de sa misérable capitale, Elista, à l’image d’un échiquier. Les échecs étaient aujourd’hui matière obligatoire dans les écoles kalmoukes et les ministres du gouvernement local forcés de les pratiquer quotidiennement.
Aidés par Toumaine, nous irions rejoindre la Tchétchénie en rébellion contre la Russie, là où Dumas avait cherché à rencontrer l’Imam Chamil, le prophète du combat de la Montagne contre Moscou, l’éternelle montagne Daghestan, le vrai Caucase. J’irais présenter Eva au nouveau chef Chamil de la résistance islamiste tchétchène, le terroriste le plus traqué du monde, mais qui, d’une façon prévisible, entretient des relations souterraines avec les services secrets russes FSB. Puis, au-delà des montagnes, nous serions amenés à rencontrer les descendants de Gamsakhourdia, l’ancien président géorgien fugitif et assassiné, par qui je m’étais laissé initier, il y a fort longtemps, aux secrets du Caucase. Le voyage allait prendre plusieurs mois. Je devais filmer l’essentiel, nous nous arrêterions à toutes les étapes importantes, et le commentaire que j’allais utiliser au montage du film serait uniquement le texte de Dumas collé sur les images filmées, texte violent, grossier, raciste, mais d’une actualité effrayante. Nous allions nous enrichir avec ce documentaire original, Cannes, Tribeca, et tous ces dîners avec des stars.
— Je vends la galerie et je viens avec toi, répondit simplement Eva.
— Faut pas, j’ai de l’argent, moi, mentis-je courageusement, le ventre serré en pensant aux Albanais de Bruxelles, à Xhaferi Besniku et Pandeli Șehu, mais surtout à Ylber Mysafiri, celui aux pommettes de serpent, le menton pointu et la main droite toujours logée sous le bras gauche.
Aaah, le mur inerte de la banque qui tout d’un coup ne vous donne plus rien, voire même avale votre main quand vous introduisez la carte bleue. Mais ce n’était pas seulement la dette envers les Albanais, ni l’assaut permanent des huissiers qui me fournissaient les justifications pour ne pas laisser Eva venir s’installer avec moi à Bruxelles. La maison était devenue inhabitable, j’y vivais comme dans un squat, l’eau et le gaz coupés, j’avais honte de toute la saleté accumulée aux étages, alors qu’Eva continuait à insister pour venir vivre chez moi, ne supportant plus Bucarest et ayant toujours envie de la façon sporadique de laquelle nous nous accouplions : quelque chose d’animalesque, de gluant, grotesque et ridicule. Ah, comme j’aurais voulu qu’elle vienne à Bruxelles, mais j’avais échoué dans toutes mes tentatives pour recueillir des fonds afin de lancer le projet du documentaire « Dumas en Russie », refusé par tous les organismes et institutions qui distribuent de l’argent pour les productions cinématographiques. J’avais été particulièrement traumatisé par la présentation du projet devant cette commission à Paris.
Je m’étais attendu à les voir se précipiter goulûment sur un projet traitant d’Alexandre Dumas d’une façon non conventionnelle, un documentaire sur les traces du grand mulâtre littéraire français, je pensais naïvement qu’ils accepteraient sur le champ. Bien sûr que j’adore Paris, c’est là que j’ai étudié l’islamologie à l’EHESS et les langues caucasiennes à l’INALCO, mais son hystérie me fatigue. Je préfère Bruxelles, province exotique. Je viens de la campagne, moi, enfant, dans le village, j’allais pieds nus, je me sentais fragile, détesté par les chèvres vicieuses et les chiens perfides des voisins. Aujourd’hui encore, des décennies plus tard, je ne ressens qu’hostilité envers l’arrogance des grandes capitales, que ce soit Paris, Bucarest ou Moscou. Bruxelles est parfaite pour moi, cette ville me convient… n’était-ce les créanciers Albanais, ceux qui contrôlent la prostitution dans le quartier rouge de la gare du Nord. Et Eva, elle a un grief contre la prostitution.
La commission qui approuve les projets de films documentaires, donc : en pareille situation, il faut identifier dès le début la personne importante, celle qui prendra la décision finale, quels que soient les arguments des autres. A ma grande horreur, elle se trouvait être une de ces Françaises frêles et arrogantes, une quadragénaire avec des taches de rousseur (ah, comme Ali avait eu raison avec son obsession pour les taches de rousseur des Parisiennes !), des dents pointues, rangées en scie et une coupe de cheveux au bol qu’on aurait dite léchée par une vache.
Comme on se trouvait en été, elle avait enlevé ses chaussures et je vis, sous la table à laquelle ils s’étaient assis selon un ordre hiérarchique, qu’elle portait des bagues en argent sur ses doigts de pied aux ongles mal soignés. L’hostilité était réciproque, je le sentis dès le début, et elle ne s’en cacha pas non plus.
A travers les fenêtres grand ouvertes, Paris nous envoyait un cyclone d’hystérie fait d’odeurs arrogantes et de tourbillons de mouches hirsutes qui valsaient autour de mon crâne et ses multiples tiroirs d’angoisse, mais les mouches semblaient épargner les membres du comité, comme si leur ballet aérien, tout ce commando bourdonnant, avait été programmé par ceux-là même afin de me tourmenter. L’un des bourreaux, le seul qui souriait un tantinet, ressemblait à feu Bourdieu, ce qui me découragea encore davantage.
Je me tenais assis sur une chaise inconfortable devant leur table, pendant que la bique émaciée dont dépendait mon destin frottait ses pieds nus sous la table, tout en feuilletant, l’air renfrogné, le dossier relié qui m’avait coûté une petite fortune, d’autant que j’avais demandé que la couverture soit protégée par une feuille de plastique transparent et dur. Fronçant les sourcils, elle examina négligemment plusieurs photographies en couleurs, les cartes de la Russie et du Caucase. Elle relut quelques phrases, murmurant à voix basse, d’une façon presque inaudible. Elle me toisa sévèrement avant de me demander, serrant les lèvres en une fine ligne blanche :
— Vous avez rendu dans le projet beaucoup de dialogues très précis, phrase par phrase. Comment savez-vous que les personnages du documentaire vont prononcer exactement ces mots? Vous allez leur demander de jouer, de réciter des échanges de répliques ? Vous comptez les payer? Ou quoi, comment ?
Je fis semblant, très poliment, d’être fort surpris.
— Comment ça, les payer, mon Dieu ? Il s’agit d’un film documentaire, non ? Ce serait contraire à l’éthique. J’ai retranscrit tout simplement quelques-unes des conversations qui ont eu lieu entre moi et les futurs personnages, tous réels. J’ai mis tout cela dans la note d’intention et dans le synopsis. J’ai déjà refait tout le voyage de Dumas, j’ai beaucoup prospecté à mes frais, mais maintenant j’aurais bien sûr besoin d’un appui institutionnel.
— La structure du documentaire est solide et convaincante, en effet, fit-elle d’un ton morose et mécontent. Cependant nulle part vous n’y expliquez la démarche artistique, ni, et surtout, l’approche morale.
— Que voulez-vous dire par « approche morale » ? demandai-je, sincèrement perplexe.
Elle claqua le dossier sur la table et posa son poing dessus. Les trois autres membres de la commission se taisaient, me regardant fixement, sans expression.
— Par exemple, quand vous arrivez en Kalmoukie, en visite chez ce dictateur…
Elle fit claquer ses doigts, cherchant le nom.
— Toumaine, fis-je pour l’aider.
— Toumaine, oui, parfaitement. Eh bien, vous écrivez qu’il va organiser une grande fête pour vous, pour l’équipe de tournage.
— C’est ce qu’il avait fait pour Dumas, j’ai essayé de l’apprivoiser. Enfin, pas lui, pas celui d’aujourd’hui, mais le prince des Kalmouks du temps de Dumas, avec lequel il a festoyé, qui l’a fêté, amusé et nourri pendant plusieurs jours au cours d’innombrables cérémonies et autour de dizaines de plats locaux. C’est la coutume parmi les Kalmouks pour les invités de marque. Un banquet kalmouk est un événement traditionnel très important, magnifiquement décrit par Dumas d’un point de vue ethnographique et qui s’insérerait parfaitement dans le ton du commentaire et dans l’esthétique du film.
— Invités de marque ? L’équipe d’un tournage documentaire est censée être neutre, et non pas interférer avec les coutumes locales. Ou recevoir des cadeaux en nature.
Elle se tut et je lui souris d’un air suave.
— Bien, et puis vous voulez utiliser sur une partie des images, comme voice over, l’extrait suivant du journal de Dumas : « L’aspect des Kalmouks faisait passer sous nos yeux les deux types les plus incontestés de la laideur humaine : teint jaune, peau huileuse, yeux petits et retroussés, nez épaté ou presque absent, barbe à poils isolés, cheveux incultes, malpropreté proverbiale ; voilà ce qui récréait notre vue. »
Elle s’arrêta de lire, joignit les mains comme pour une prière et me fixa sévèrement. Elle relut, d’un ton appuyé :
— “Les deux types les plus les incontestés de la laideur humaine” !
— Oui, ce sont les mots de Dumas, murmurai-je. “Les deux types les plus indiscutables de la laideur humaine.” C’est un fragment de son journal. C’est ainsi qu’il décrit les Kalmouks. Ce sont des Mongols, vous savez ?
Et comme elle gardait le silence, j’ajoutai, en me sentant pitoyable et abandonné :
— La seule population bouddhiste en Europe.
— Vous tenez là-bas un discours fasciste, grinça-t-elle visiblement fort fâchée.
Oh, zut, cette harpie a vraiment étudié avec Bourdieu, j’ai pesté intérieurement. Ou plutôt, tous les membres du tribunal sont passés par là ; même celui qui sourit constamment dans ma direction avait fini, par imitation servile, par se transformer en un Bourdieu jeune et inachevé.
— Maintenant, vous savez, les Kalmouks ne sont quand-même pas les gens les plus mignons du monde, osai-je.
— A-ha ! s’exclama l’exécutrice, satisfaite que je lui aie offert la confirmation de ce qu’elle soupçonnait.
— Mais pour le spectateur la convention sera claire dès le début, insistai-je. Utiliser les fragments de Dumas comme seul commentaire du film…
— … fournira au spectateur un discours fasciste, raciste et eurocentrique, m’interrompit-elle. Cependant, une chose fondamentale n’est pas claire dans votre projet. Fon-da-men-tale, appuya-elle en découpant les syllabes et en me foudroyant des yeux.
Je regardais les autres, qui acquiesçaient silencieusement, sachant d’avance ce qu’elle allait dire.
— Vous n’exposez nulle part, vous n’expliquez aucunement cet élément essentiel de toute la construction : comment allez-vous filmer votre ennemi ?
— Quel ennemi ? j’ai marmonné.
— Le tyran kalmouk…
Elle claqua à nouveau les doigts.
— Toumaine, lui rappelai-je.
— Toumaine, oui, elle fit-elle mécontente. Peu importe son nom, comment allez-vous le filmer ? Comment filmerez-vous votre ennemi ? Quel est le dispositif prévu ?
Les trois autres étaient soudainement revenus à la vie et Bourdieu prit un stylo, prêt à prendre des notes.
— Quel dispositif ? C’est à dire, si je vais utiliser un trépied, ou si je filme avec la caméra à épaule, ou quoi ?
Ils soupirèrent exaspérés et se consultèrent brièvement du regard, comme si tout était tout à coup clair pour eux, confirmant ce qu’ils savaient déjà avant qu’ils ne me fassent tomber dans leur piège.
— Qui a parlé de l’esthétique de l’image ? Qui a mentionné un trépied ? Vous pouvez filmer comme vous voulez, même trash avec votre téléphone si vous le souhaitez. Ou avec la main tremblante, comme je vois que c’est le cas maintenant. Peu importe l’esthétique visuelle, tant qu’elle est en accord avec l’idéologie du film. Ce n’est pas le cadre, le rectangle cinématographique de l’écran dans lequel s’insère le documentaire qui nous intéresse, mais le dispositif idéologique et narratif. Je vous demande donc : comment allez-vous filmer votre ennemi ? Vous n’allez quand-même pas nous dire qu’un dictateur bouddhiste de Kalmoukie, enlevé par des extraterrestres et obsédé par le jeu d’échecs, qui assassine ses opposants, comme vous l’avez mentionné dans le dossier, est votre ami, ou qu’il doit être rendu sympathique aux yeux du public. Surtout après avoir offert des festins en votre honneur…
Ils se turent, laissant la fausse impression qu’ils me donnaient une dernière chance, bien que leur décision parût définitive.
Celui qui ressemblait à Bourdieu se racla la gorge pour dire doucement :
— Sachez que jusqu’à présent j’avais été un peu en désaccord avec ma collègue, dans le sens que le dispositif narratif et visuel que vous proposez peut effectivement nous fournir un nouveau paradigme par lequel nous, le public, pourrions dépasser l’orientalisme de salon et la complaisance culturelle occidentale. Mais je m’attendais à plus de rigueur structurelle de votre part, d’autant que l’approche est ambitieuse… et tellement coûteuse. Sans parler de l’extrême danger auquel nous vous exposerions en finançant un projet dont le tournage doit avoir lieu dans certains des endroits les plus dangereux de la planète : la Tchétchénie, le Daghestan et d’autres dont les noms m’échappent. Personne n’acceptera de vous assurer pour un tel voyage.
— J’ai n’ai pas besoin d’assurance, j’ai été funambule, équilibriste, dans de nombreuses vies antérieures, leur répondis-je, ce qui m’attira de nouvelles foudres de réprobation silencieuse.
Funambule dans ces vies où je n’ai pas été pute de luxe. Ça alors : lieux dangereux !… Comment leur dire que même à Bruxelles, cet endroit d’où viennent les islamistes poseurs de bombes dans le métro, je ne possède aucune assurance médicale et que d’ailleurs je n’en ai jamais eu ? Je ne pouvais pas non plus leur dire combien je comptais, pour ce voyage, sur la protection de mes amis tchétchènes, ni que j’avais en perspective le soutien financier de Toumaine en Kalmoukie. Je ne pouvais même pas mentionner le montant emprunté aux Albanais à Bruxelles, contre signature, somme que je n’avais aucun moyen de rendre. Je contemplais leurs pieds sous la table devant laquelle ils m’avaient installé comme au tribunal. Tous portaient des sandales coûteuses et élégantes, même que celles de Bourdieu étaient décorées avec une sorte d’intaglio scythique, des animaux mythologiques, comme des panthères, gravés en taille-douce dans le cuir, et j’ai pensé qu’il se les était mises juste pour m’exaspérer, tandis que la persécutrice en chef se frottait les pieds nus l’un contre l’autre en m’examinant, son opinion définitivement formée. Je fixais les bagues d’argent sur ses orteils en me demandant si j’aurais été capable de coucher avec une telle incarnation du mal bourdélien ou bourdivin, si en faisant l’amour, par exemple, je lui aurais fourré deux doigts dans l’anus ou elle à moi, et tandis que je me je tortillais sur ma chaise en me repassant en boucle de telles pensées contreproductives Paris m’envoyait par les fenêtres des effluves de safran germanopratin excessivement grasseyé ainsi qu’une puanteur de gaz d’échappement qui m’évoquait les champs de sondes de la mer Caspienne, tandis que les mouches vrombissaient autour de ma tête. Alors je fis un geste brusque avec les deux mains pour les chasser. Je toussotai en essayant de gagner du temps pour dire quelque chose de convaincant, un point final qui les fasse haleter de surprise, qu’ils soient amenés à découvrir brusquement en moi un disciple de Bourdieu, un structuraliste barthésien, un homme qui sait que la langue est fasciste et qui est prêt à s’abandonner dans les bras de Foucault. Ah, Foucault, oui, Foucault, qu’il me prenne dans ses bras par derrière, m’enlaçant, caressant mes tétons, et qu’il me la mette… quoi d’autre ? – foucaldien, qu’il me foucaldise.
Puis les mouches sont revenues et j’ai agité mes mains autour de ma tête.
— Vous chassez les mouches ? m’a demandé la tortionnaire.
— Non. Je dirige un orchestre de nains invisibles.
Bourdieu s’est esclaffé, presque admirativement, mais un coup d’œil rapide de la venimeuse goule à pieds nus lui stoppa net le rire dans la gorge.
Telle fut mon expérience parisienne, suivie par une commission similaire à Bruxelles où, sachant que je n’avais rien à perdre et que je ne recevrai pas un sou pour mon projet, je m’étais rendu ivre dès le matin, cassé, brisé après une longue nuit de videochat érotique avec Eva.
Mais je ne voulais pas vendre mes derniers livres précieux pour arriver à faire mon documentaire. En dehors de la première édition du journal de Dumas en Russie et de beaucoup de vieux dictionnaires de toutes les langues du Caucase, je possède un in-folio du livre de cet homme extraordinaire, le jésuite polymathe Athanasius Kircher, précurseur au XVIIème siècle, de toutes les sciences modernes, depuis l’étude de la langue chinoise jusqu’aux techniques d’espionnage, en passant par la plus désastreuse tentative de déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens. Le volume, en latin, relié en cuir de veau caucasien, s’appelle Arca Noe, date de 1675 et le bon père y interprète l’histoire du Déluge en en cherchant les ramifications et les implications les plus logiques. Mon intention n’est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, mais Athanasius Kircher calcule les dimensions de l’arche de Noé, celle qui allait échouer sur le versant sud du Caucase, en Arménie, au sommet du mont Ararat, afin qu’elle fût en mesure de transporter une paire de toutes les espèces animales. Il dessine aussi d’innombrables plans, schémas et diagrammes, pour ensuite se demander si sur l’Arche on n’aurait pas aussi embarqué tout un cheptel de bétail domestique supplémentaire pour servir de nourriture aux prédateurs, panthères parfumées, lions et autres chacals. Il cherche même une solution technique pour l’utilisation et l’élimination de toutes les variétés de fumier, crottes, fientes et autres excréments.
Mais surtout… le fantastique Padre mène l’histoire jusqu’à ses extrêmes logiques : il est le premier exégète à avoir compris que dans le cas d’un Déluge, d’une inondation planétaire, mourraient aussi asphyxiés toutes les variétés de poissons et d’animaux marins, à cause du manque d’oxygène dans les eaux boueuses et empoisonnées qui gisent encore dans les tréfonds de la mer Caspienne. Ses gravures, pleines d’animaux aquatiques morts, sont les plus sinistres jamais imaginées au sujet du Déluge. D’abord, nous ne réalisons pas pourquoi elles sont tellement troublantes… jusqu’à ce que l’on remarque tous les poissons, les baleines et les coraux bouffis par les gaz de la mort.
Je n’ai donc pas voulu vendre mes livres, malgré le fait que, complètement à court d’argent et envahi par le désespoir, j’avais imaginé des solutions extrêmes, ce qui fit qu’un lundi matin, n’ayant rien bu pendant le week-end, dans le vain espoir de rafraîchir mon teint, je suis allé me présenter dans un bureau de casting pour acteurs porno.
— On ne produit plus des films d’époque, m’ont-ils dit d’emblée, sur un ton ferme, en examinant mes cheveux gris. Le vintage est passé de mode.
Me voici donc seul à Moscou, me trimballant en permanence, y compris au restaurant, avec une camera encore en état de fonctionnement, même si le microphone se montrait capricieux et la batterie donnait des signes d’entrer en phase terminale. Cela faisait deux jours qu’Eva ne répondait plus au téléphone, depuis qu’elle m’avait annoncé qu’elle devait rester une semaine de plus à Bucarest pour je ne sais quels papiers et formalités administratives liées à la vente de sa galerie d’art. A la panique que m’inspirait l’image du couteau des Albanais de Bruxelles s’ajoutaient le tourment que suscitait en moi la pensée qu’Eva était en train de se faire souiller et tripatouiller, nuit après nuit, par toutes sortes d’artistes, jeunes snobs et idiots. Eva avait une sexualité totalement désinhibée, une soif de sexe que j’avais rencontrée uniquement auprès des héroïnes du Marquis de Sade, le tout combiné avec une candeur paralysante à reconnaître qu’elle couchait avec d’autres pendant les longues périodes où nous ne pouvions pas nous voir.
Cela lorsqu’elle n’inventait pas des prétextes et des histoires futiles, comme si elle se fichait bien du caractère invraisemblable de ses excuses. Plusieurs fois, lorsque j’étais à Bruxelles, elle m’avait menti affirmant que, prise d’une soudaine envie de sable chaud, elle s’était précipitée en voiture de Bucarest jusqu’à la mer Noire, à Constanţa, qu’elle avait oublié d’emmener le chargeur de son téléphone et qu’elle avait dormi là-bas tout un weekend, isolée et sans Internet. Ou alors qu’une autre fois elle était rentrée crevée chez elle, dans son coquet petit studio au-dessus de la galerie, et qu’elle avait dormi vingt-quatre heures, le téléphone à nouveau éteint. Mais quand je lui demandais si elle n’avait pas couché avec un autre, elle finissait par répondre qu’elle l’avait fait, bien sûr.
— Je suis curieuse, m’avait-elle dit une fois avec un sourire qui m’avait fait fondre.
Au début, cela m’excitait de l’imaginer froissée et malmenée de toutes parts par d’autres, rugissant et feulant naturellement et sans effort, mais à présent, perdu dans une église de Moscou, l’œil éteint et le doigt mort sur le bouton d’une caméra qui ne m’inspirait guère, je tremblais nerveusement à l’idée que peut-être finalement elle ne viendrait pas du tout, qu’il est plus facile de tomber amoureuse d’un peintre butor mais bien bâti, ou alors d’un jeune artiste en ascension, un imbécile en situation stable et possédant une assurance médicale somptueuse, plutôt que de se téléporter dans le désastre montagneux et aride du Daghestan avec moi, qui avais deux fois son âge et étais devenu presque aussi gros que Dumas, pour les mêmes raisons: stress, trop d’alcool et gavage compulsif sur fond d’angoisse.
Je regardais donc sans les voir les icônes dorées de la cathédrale, me demandant ce que j’allais faire tant de jours sans elle à Moscou, m’étiolant à force de boire tous les soirs avec Ali et les autres Tchétchènes qui devaient ensuite nous retrouver au Caucase, une fois l’étape de Kalmoukie terminée et après que moi et Eva eûmes descendu la Volga en filmant, comme des touristes. Une fois en Tchétchénie, mes amis nous conduiraient vers le nid d’aigle de l’implacable Chamil, au-dessus des sommets enneigés du Caucase. Ali m’avait assuré que Chamil me laisserait filmer une décapitation, ou au moins une amputation. Filmer comment on coupe la main d’un voleur, tel que prévu dans la charia, la loi islamique, scène pour laquelle, au montage, j’avais l’intention d’utiliser un morceau du texte de Dumas dans lequel, en partant dans la nuit en compagnie de quelques Cosaques et officiers russes à la chasse aux Tchétchènes pour un véritable safari humain, Dumas tue de loin un cavalier tchétchène (le fait que celui-ci traînait, attachées à son cheval, deux femmes prises en otages est dépourvu d’importance : ils l’ont descendu en pleine nuit, sans avertissement, comme un ours). Si je n’avais pas assez de matière pour un documentaire artistique, je produirais au moins un snuff movie. Quand j’ai parlé de ça à Eva, au lieu d’avoir l’air choquée ou effrayée, elle a juste fait :
— Pfff… L’internet est plein de snuff movies. Tu ne peux pas rivaliser avec l’État islamique.
Je tournais en rond dans l’église, faisant semblant de regarder, me reprochant tout, en colère contre moi-même. Des icônes, des cadres dorés et argentés, voilà tout ce que je voyais autour. Des représentations de hiérarques opulents. Les hauts membres du clergé de l’Orthodoxie ont toujours eu cette obsession malsaine pour les sequins, la richesse, une sorte de complexe Midas concrétisé dans toutes ces dentelles et ces ors et étoles brodées qui pendent sur leurs grasses poitrines. Le faste byzantin prolongé jusqu’à nos jours.
Et puis, en plus de l’or et du brocart, l’Orthodoxie homophobe est aussi obsédée par le sexe. L’esprit fiévreux des fondamentalistes orthodoxes voit à travers les stores des couples non hétéros uniquement du foutre et de la débauche. Leur fibre affective se nourrit de visions d’orgies et de partouzes, d’accouplements bestiaux et de tortures, elle ne conçoit pas l’affection réelle, la lecture ensemble, la camaraderie et les promenades dans le parc pour admirer les écureuils. Leur cerveau est traversé de cravaches, de latex et d’accessoires S & M. Leur esprit nie la dimension humaine des couples homosexuels et n’y voit que du sexe.
Les Orthodoxes, donc, comme les fondamentalistes musulmans, sont obsédés par la chose. Les islamistes enveloppent et enferment leurs femmes, parce qu’ils s’imaginent que, laissée seule, la femme va s’accoupler d’une façon animale avec le premier venu. De même, les fondamentalistes orthodoxes ne voient dans une relation, ou même dans un banal contact humain, que du sexe-sexe-sexe et celui-ci doit en outre s’accomplir d’après les canons de la Bible (laquelle mentionne néanmoins quelqu’un comme Loth, ce modèle de piété, s’accouplant avec ses propres filles).
Et ils veulent, bien sûr, de l’or, de l’or partout, des entrelacs d’or sur l’étole, de l’or dans les icônes, de l’or jusque dans le cul. Mais mon Ali a lui aussi aussi des dents en or. Ali, que j’avais dès le début surnommé Golden Teeth. Je l’avais rencontré au moment de l’histoire avec Gamsakhourdia, avant la première guerre de Tchétchénie, tiens, deux décennies se sont écoulées depuis. Cet hiver fut très étrange. La neige tombait mollement, une neige flasque, comme des paquets de ouate sale, et l’alcool manquait dans tout le Caucase du Nord, ce qui rendait les habitants fort nerveux et portés sur des prières accroupies. La Tchétchénie venait de déclarer son indépendance de la Russie, interprétant littéralement l’exhortation jetée par Eltsine, dans un moment de stupeur alcoolique, aux républiques soviétiques : « Prenez autant de souveraineté que vous le pouvez. »
J’étais alors le premier étranger arrivé dans les montagnes de la Tchétchénie, qui pendant près d’un siècle avait été une zone interdite d’accès par les Soviétiques, puisque la région était considérée comme stratégique. J’y suis arrivé dans un cercueil sur roues loué dans le Daghestan voisin, car aucun avion ne volait alors vers Grozny, la capitale indépendantiste.
Après le premier contact, qui s’était passé très naturellement, les Tchétchènes m’ont laissé filmer tout ce que je désirais, y compris leurs exercices mystiques, les zikrs, cérémonies collectives de transe soufie. J’ai alors reçu ma première dose de mysticisme authentique, populaire, j’ai appris les techniques de l’hyperventilation, on m’a expliqué le principe de la respiration circulaire mise au point par Kunta Hadji, le saint derviche des Tchétchènes qui retournera sur terre le jour du Jugement Dernier pour éteindre les âmes comme on souffle des bougies.
Tout autour de la Tchétchénie musulmane devenue indépendante, le chaos était total. Dans la Géorgie chrétienne et voisine, le premier président non-communiste, Zviad Gamsakhourdia, venait d’être renversé par une coalition improbable de gangsters, bandits mystiques (Mkhedrioni, les « Chevaliers ») et structures du KGB local contrôlées par Moscou. La Géorgie était retombée sous contrôle russe, laissant la Tchétchénie piégée entre la Russie et les montagnes.
Chassé du pouvoir par les intrigues et manigances de Moscou, le géorgien Gamsakhourdia avait tout à fait disparu, mais j’étais persuadé qu’il se cachait à Grozny, abrité par le président tchétchène d’alors, Djokhar Doudaïev, qui cherchait à l’utiliser comme joker politique. J’avais vraiment besoin d’un scoop journalistique. Ah, comme j’aurais voulu interviewer, ne fût-ce que brièvement, Gamsakhourdia, qui était devenu l’un des hommes les plus recherchés de la planète, mais les Tchétchènes insistaient qu’ils ne savaient absolument pas où avait disparu le dément écrivain-chevalier, tel qu’il allait se définir lui-même lors de notre imminente rencontre.
Mais, après plusieurs semaines de danses mystiques soufies sur la place centrale de Grozny, même les plus sceptiques du gouvernement indépendantiste de Doudaïev avaient compris qu’il valait probablement mieux que le fugitif Gamsakhourdia accordât une interview au journaliste étranger, sinon on risquait de l’oublier, ce qui fait qu’on m’a dit tout à coup : « Prends ta caméra et ce soir on te fera traverser la frontière en Géorgie, où tu pourras interviewer Gamsakhourdia directement dans sa planque. »
Le scoop total, le rêve presque accompli. Un bandit tchétchène allait me conduire en fraude et en secret dans la Géorgie contrôlée par les Russes, la nuit, à travers la chaîne du Caucase. Mais nous étions en janvier ou février. Les montagnes du Caucase sont plus hautes que les Alpes, difficile à traverser même en été, et encore moins en hiver, sur une route contrôlée par les Russes, la route Moscou-Vladikavkaz-Tbilissi, par les gorges du Darial… La chaussée sur laquelle — mais n’anticipons pas — allait descendre vers Tbilissi, en traversant la montagne, une camionnette chargée de poupées russes Matriochka, dont une trop vivante et trop mal aimée : Eva.
Lorsqu’il vint me chercher, Ali, mon guide et surveillant, ressemblait à la caricature d’un sicaire sorti d’un cauchemar exotique… Sauf qu’il était réel : moustache et Borsalino comme dans les vieux films de gangsters, il exhibait un sourire professionnel qu’il affichait sans bouger les muscles du visage, rendu effrayant par le fait que ses dents de devant avaient été remplacées par une barre d’or massif. Une Kalachnikov pendouillait négligemment à son épaule et quelques grenades étaient élégamment accrochées à sa taille. Il conduisait une voiture soviétique, une Lada aux freins capricieux, sur le siège arrière de laquelle il me força à m’allonger après m’avoir bandé les yeux me murmurant que, si je tentais de regarder la route, il se ferait un plaisir de me tirer une balle dans la tête et de manger mon foie, qu’il soupçonnait avarié, à en juger par ma respiration lourde d’alcool.
Une fois qu’il m’eût allongé, les yeux bandés, sur la banquette arrière, Ali Golden Teeth me trimballa quelque six heures durant, en pleine nuit, tout en me détaillant ses idées obsessionnelles sur les Parisiennes. Il était persuadé que ces femmes sont une race à part, qu’elles viennent d’un autre monde, produites dans un laboratoire secret, peut-être même par des extraterrestres, tels que ceux par qui le Kalmouk Toumaine prétendait avoir été enlevé, sinon Ali ne pouvait s’expliquer comment ces femmes réussissaient à avoir des taches de rousseur, des gambettes si élégantes et une aura aussi diaphane. Je lui ai lâchement donné raison, ce dont j’allais me souvenir au moment de l’expérience traumatisante avec la bourrelle de la commission de Paris et ses maudites bagues enfilées sur des orteils mal soignés.
Sur le chemin vers la planque de Gamsakhourdia, je dus aussi écouter patiemment ses envolées lyriques sur la perfection des voitures Lada, telle celle qu’il conduisait et que, dans la littérature de qualité, on qualifierait de « cabossée ». Ali m’informa sentencieusement que Lada a toujours été une licence Fiat, implantée dans l’URSS de Brejnev par le l’exquis communiste italien Togliatti, dont le nom a été substitué à celui de Saratov-sur-Volga, comme s’appelait auparavant la bourgade dans laquelle l’usine est encore installée de nos jours, informations non sollicitées et non désirées par moi, mais que je n’ai plus pu par la suite arracher de mon cerveau.
C’est alors aussi que j’ai goûté le plaisir irresponsable d’une telle captivité mobile au cours de laquelle, sachant que le destin ne vous appartient plus, on se laisse ballotter en retrouvant ce sentiment remontant à l’enfance, quand on dort sur la banquette arrière, pieds nus, couvert par les manteaux des parents et que, lorsqu’on entrouvre les yeux dans la pénombre, entre les secousses apaisantes, on aperçoit les épaules géantes des adultes sur les sièges avant et on surprend les voix basses d’une dispute feutrée ou de conversations dépourvues de sens filtrées par le ronronnement du moteur. Et l’on se rendort sachant que le monde bien ordonné se réduit à cela : des secousses à travers le sommeil et des querelles retenues par un moteur nocturne.
Secoué dans l’obscurité, les yeux bandés, j’écoutais le délire d’Ali, sans suivre toutes ses divagations, qui allaient des taches de rousseur des Parisiennes à Alexandre Dumas (c’est alors que j’ai appris la réalité de son voyage à travers la Russie et que Dumas est l’écrivain préféré des Caucasiens, immédiatement après Pouchkine), en passant par l’orgueil d’Ali de ce que son grand- père, qui avait combattu dans l’Armée Rouge et défendu la ville de Togliatti assiégée par les Allemands, était ensuite parvenu jusqu’à Berlin, quand je me rendis soudain compte que nous n’étions absolument pas en train de traverser la montagne.
Je ne sentais pas l’inclinaison d’une voiture qui grimperait les pentes et les sentiers alpins au beau milieu de l’hiver. Ali roulait en fait quelque part dans la plaine, faisant, comme il allait s’avérer, de grands cercles autour de la ville de Grozny.
Je n’imaginais même pas à quel point la réalité était grotesque, lorsque, vers minuit, la Lada d’Ali s’arrêta dans la cour cimentée d’une maison entourée de hauts murs. Quand Ali m’enleva le bandeau des yeux, j’eus cette sensation d’aveuglement, de photophobie déclenchée par l’ampoule nue qui s’enfonce dans la pupille dilatée, sensation rendue pire par l’étourdissement, parce que, anticipant la peur et l’aventure, j’avais trop bu avant l’arrivée d’Ali.
Celui qui nous ouvrit la porte était un colosse en survêtement de sport élimé qui se précipita pour serrer Ali dans ses bras, comme le font les Caucasiens, un malabar musclé et transpiré qui, comme j’allais l’apprendre, se trouvait être le propre cousin d’Ali, Baïsengur, ainsi appelé d’après le nom d’un héros de la Tchétchénie, acolyte du légendaire Chamil, Baïsengur qui venait de rentrer de la Mecque et qui sentait le parfum sucré et la vodka bon marché.
Je fis quelques pas sur des tapis épais, voyants, de mauvais goût, comme le veut la mode en Orient, une porte s’entrouvrit dans un grincement et, à l’intérieur, dans une petite pièce avec des rideaux en plastique tirés étroitement sur des volets clos et les murs couverts d’un atroce papier peint, attendait le fugitif, Gamsakhourdia, le déchu et fort froissé et mentalement abîmé président de la Géorgie !…
Depuis le seuil, je fus frappé par son air traqué, par le visage creux, terne, les yeux écarquillés sous les cheveux en désordre, prématurément blanchis. Son costume couleur cerise était mal coupé, la cravate jaune tordue sur le côté, le nœud trop grand. La lumière blafarde du plafond lui donnait un air encore plus fané.
Je le saluai en anglais, ne voulant pas lui faire insulte de l’interviewer en russe, bien que le russe fût la langue qu’il utilisait dans son interaction quotidienne avec ses gardiens tchétchènes. Je savais qu’il parlait anglais, son père avait été le traducteur de Shakespeare en géorgien.
Après lui avoir serré la main, nous nous sommes assis sur le lit aux ressorts fatigués en face de la fenêtre aux volets clos. Il me fixait, gris et éteint, déglutissant en silence et s’efforçant de sourire. Ses mains tremblaient. Quand il ouvrit la bouche pour parler, ses lèvres tremblèrent et je fus envahi par une infinie pitié. Sur le coup d’une impulsion, je lui mis ma main sur un genou et je le caressai doucement, pour le réconforter et mon geste lui fit soudainement venir des larmes dans ses yeux rougis par le manque de sommeil, le stress, le ressentiment et la peur de la mort, renié qu’il était et lâché par les siens, prisonnier maintenant de l’autre côté du Caucase.
— Pardonnez-moi, murmura-t-il, tirant de sa poche un mouchoir aux couleurs du drapeau de la Géorgie, avec lequel il s’essuya les yeux, évitant de regarder vers Ali, qui faisait semblant de ne pas remarquer cette pleurnicherie non-virile, feignant un intérêt soudain pour des copies de tableaux de d’épaves de navires sous la tempête.
— Ah, la furie des éléments, murmura Ali, le dos vers nous.
Sur la table de nuit à côté du canapé, Gamsakhourdia prit un livre qu’il me tendit d’une main brusquement ferme.
— Avant que les traîtres et les salauds d’Eltsine me jettent hors de Tbilissi, je venais de publier cette étude. La mission spirituelle de la Géorgie, me dit-il, traduisant le titre, d’un ton tout à coup fier. Vous avez également un autographe. J’espère que j’ai bien orthographié votre nom.
Il lut le titre en géorgien :
— Sakartvelos sulieri missia, საქართველოს სულიერი მისსია, La mission spirituelle de la Géorgie, oui. Vous voyez, le terme sulieri, « spirituel », provient de suli, « âme» en géorgien. Sul, dans l’ancienne langue. De là, de notre suli, vient aussi soul en anglais.
Je regardais, confus, les élégantes araignées de l’alphabet géorgien qui couraient sur la couverture et je ne pus m’empêcher :
— Mais ce n’est pas possible. L’anglais est une langue indo-européenne qui n’a jamais eu aucun contact avec le Caucase.
Il sourit avec indulgence et s’anima soudainement :
— Oui, on le sait, on connaît la version de l’historiographie officielle, mais avant l’invasion par les Indo-Européens colonisateurs que vous êtes, vous et surtout les Slaves, toute l’Europe était habitée par nos ancêtres, les Géorgiens, les Mingréliens, les proto-Kartvéliens. Les contacts ont continué à travers les âges, ce qui fait qu’une bonne partie des légendes et du patrimoine culturel des peuples européens viennent en fait de nous, Géorgiens et Mingréliens.
J’avais commencé à installer la caméra sur son trépied, avec des gestes mécaniques, la vissant pendant que j’écoutais le monologue mystique du président géorgien déchu dont je n’avais soupçonné ni anticipé la dérive occultiste :
— C’est pour cela que la langue basque est étroitement apparentée au géorgien, comme à l’étrusque, mais je vais vous en dire plus. Rome même, la Cité éternelle, a été fondée, en fait, par nos ancêtres, les Troyens, qui étaient eux aussi des Kartvéliens.
— Les Troyens étaient-ils des Géorgiens ? C’est cela que vous voulez dire ?
— Mingréliens, plutôt. Nous, les Mingréliens, avons toujours vécu sur la rive de la mer Noire, alors que les Géorgiens viennent plutôt de l’intérieur. Les Géorgiens sont directement apparentés aux Sumériens, tandis que les Mingréliens ont comme frères les Troyens, les Pélasges et les Étrusques. Étant donné que nos ancêtres ont habité l’ensemble du bassin méditerranéen, il est évident que c’étaient eux les Troyens et que la destruction de la forteresse de Troie par les Grecs n’est qu’un épisode dans l’éternel conflit entre les Indo-Européens et les Méditerranéens, c’est à dire nous, les Kartvéliens. Les Troyens étant des Géorgiens, par conséquent, le Troyen Énée qui s’est échappé de la ville en flammes a traversé la Méditerranée pour fonder Rome, élevant en fait une cité géorgienne, et non des moindres.
Je savais déjà que Gamsakhourdia était un Mingrélien (une autre sorte de Kartvéliens) venant de Mingrélie, Argo, au bord de la mer Noire, là où les Argonautes avaient jeté l’ancre lorsqu’ils étaient venus chercher la Toison d’Or, à Poti ou à Batoumi, là aussi d’où allait s’embarquer mon Dumas en quittant le Caucase.
— Cette même Toison d’Or, poursuivit Gamsakhourdia, allait devenir, des millénaires plus tard, le Graal de vos Chevaliers de la Table ronde, tandis que toute la chevalerie occidentale tire ses racines de la chevalerie géorgienne, telle qu’elle fut chantée par Roustaveli dans notre épopée Le Chevalier à la peau de panthère, Vepkhis tqaosani, écrite dans le temps de la reine Tamara, celle que le peuple appelait respectueusement « le roi Tamara ». Le cycle des légendes du Graal a donc ses racines dans le cercle géorgien médiéval de nos savants connus sous le nom de l’Académie de Gelati… Mais cette filiation paraît toute naturelle, étant donné que le Graal n’est autre que la Toison d’Or des Argonautes. Quant à moi, je me considère comme un écrivain-chevalier, descendant de ceux-là même que je viens de mentionner.
J’avais rencontré en Tchétchénie aussi beaucoup d’illuminés et de fanatiques de toutes sortes. Il y en avait qui faisaient circuler un “Protocole des Sages du Caucase”, des feuillets tapés à la machine et photocopiés avec lesquels ils voulaient prouver que la guerre, ainsi que tous les maux de la région venaient des Juifs; il y en avait qui voulaient me convaincre de diffuser en France et aux États-Unis un “Manifeste pour l’Unité de Toutes les Religions” (document rédigé par des écologistes tchétchènes et daghestanais); d’autres encore, qui avaient enseigné à l’ancienne Université locale, essayaient de prouver, dans un texte collectif, écrit en russe et en anglais (avec beaucoup de désaccords), que les Tchétchènes seraient les descendants des Hittites et des Étrusques. Les plus sensés ne remontaient quand même pas plus loin que les croisades, affirmant que les Tchétchènes descendaient des Croisés occidentaux, notamment des Français. Ils en voulaient pour preuve la croix de Malte qui orne les anciennes armures et tapis tchétchènes, certaines fleurs de lys, ainsi que la traduction en russe d’un livre de Papus, occultiste français du XIXe siècle.
Et Gamsakhourdia continua à enfiler des propos décousus sur la mission adamique, cosmique, de la Géorgie ; sur le Caucase comme centre primordial et initiatique de la civilisation planétaire ; sur Prométhée et Ève et les Amazones. Je l’interrompis :
— Mais qu’en est-il des panthères parfumées d’Apollonius ? Les avait-il vues en réalité ? Ou les moutons ichtyophages, mangeurs de poissons, qu’il dit avoir rencontrés et reniflés quand il a traversé le Caucase ? Étaient-ils réels ?
Il chercha silencieusement ses mots.
— Ce sont là des symboles christiques. Toute la mystique chrétienne a ses racines en Géorgie. Si nous avions le temps, je vous exposerais en détail la symbolique architecturale et sotériologique de la cathédrale Svétitskhovéli à Mtskhéta, où est enterré le manteau de Jésus.
— Je propose qu’on commence l’interview, dis-je, l’interrompant.
— Je ne veux pas faire d’interviews, me dit-il.
Je le regardai, surpris.
— Non, je ne donne pas d’interview. Je vais seulement vous lire un communiqué très important que j’ai rédigé aujourd’hui et que je voudrais vous demander de faire parvenir et distribuer aux grands de ce monde.
Il tira de sa poche intérieure un paquet de feuilles pliées en quatre, il les étala sur ses genoux, chaussa ses lunettes et se racla la gorge.
Il commença à lire, d’une voix plate, sans pause, un long et désespérant communiqué sur la Géorgie et la Russie, comparant Eltsine à Hitler et Chevardnadze, le chef du nouveau gouvernement de son pays, au génocidaire Pol Pot, demandant de l’aide à l’OTAN et aux États-Unis afin de pouvoir retourner à Tbilissi, en insistant sur ce que le berceau de la civilisation et de l’humanité qu’est la Géorgie ne pouvait pas être laissé entre les pattes velues des sbires sous-humains à la solde de Moscou.
Soudainement, un méchant crépitement de mitrailleuses éclata dehors, autour de la maison. Gamsakhourdia sursauta, les papiers tombèrent de ses genoux. Il enleva ses lunettes, redressa le dos, digne, en me fixant.
— Ils ont découvert ma cachette. Ils arrivent.
Il avait dit cela sur un ton égal, pendant que je me préparais à m’évanouir.
Ali Golden Teeth sortit de la pièce en hurlant, armant sa mitraillette. Sur le seuil, il aboya en direction du gros en survêtement de sport, lui ordonnant de me ramener à l’hôtel.
Un mégot pendouillant au coin de ses lèvres, le cousin saoul et bedonnant Baïsengur, qui n’avait aucune opinion personnelle sur les Parisiennes, se laissa tomber derrière le volant, me fit signe de m’asseoir à côté de lui et démarra en trombe, mais c’était uniquement parce qu’il ne savait pas conduire autrement. Accélérant dans la nuit, il m’expliqua que nous étions hors de tout danger et que la réalité était différente de ce que je croyais : cette maison où Gamsakhourdia était gardé prisonnier se trouvait non loin des baraquements de la dernière garnison russe de Grozny, près de l’aéroport, et c’est cette caserne qui venait de se faire attaquer par un groupe de Tchétchènes appartenant à une autre faction que celle du président Doudaïev, tout cela signifiant que nous n’étions donc pas directement visés.
J’ai compris tout de suite que nous traversions un faubourg de Grozny et dix minutes après j’étais dans mon hôtel, où j’ai découvert qu’il me restait encore une bouteille de vin dans le frigo… et que Ali aux dents en or m’avait trimballé, les yeux bandés, pendant des heures, faisant des cercles dans la plaine autour de la ville.
Le lendemain, comme les amoureux menteurs qui se sont trompés l’un l’autre mais qui font semblant de croire leurs divagations réciproques, autrement dit avec cette candeur même pas forcée qu’a naturellement Eva quant elle me ment, et moi, et Golden Teeth, et les autres responsables tchétchènes avons prétendu en chœur que l’expédition géorgienne avait été un grand succès, et je les ai remerciés de m’avoir aidé à traverser la montagne dans de telles conditions, au milieu de l’hiver, pour cette magnifique interview avec l’héroïque Gamsakhourdia. Quelques jours plus tard, pataugeant dans la boue d’un faubourg, j’ai reconnu de loin la maison où se cachait le chevalier du Graal, le missionnaire chrétien tenu en otage par ses sauveurs musulmans.
Gamsakhourdia allait disparaître peu après, la version officielle étant qu’il était mort au combat en essayant de retourner en Géorgie avec un petit contingent afin de reprendre le pouvoir. On a même suggéré qu’il se serait suicidé après son nouvel échec, un geste étranger aux Caucasiens. J’ai toujours été persuadé qu’il s’était fait liquider par ses sauveurs tchétchènes, peut-être même par Ali Golden Teeth, avec qui je n’ai plus jamais abordé le sujet, même après que nous sommes devenus amis, parce que, perdant absolu, Gamsakhourdia était clairement devenu politiquement embarrassant, avec ses panthères parfumées et tout le reste. Ils l’ont soufflé comme une bougie.
J’ai quitté Saint-Basile et j’ai jeté un regard circulaire à la Place Rouge, rendue sombre par le soleil automnal et la foule mouvante qui la remplissait. Voici la tombe de Lénine, la momie sacrée dont je rêve nuit après nuit. Une autre file d’attente là-bas aussi, tout aussi longue et patiente. Ah, je ne pourrai pas filmer à l’intérieur, malgré tous les permis obtenus par le Kalmouk Toumaine, qui est persuadé qu’il est un descendant de Lénine et qui voudrait déplacer la momie dans sa triste capitale, Elista, si d’aventure Poutine décidait de fermer et de démolir le mausolée de la Place Rouge.
J’étais en train de filmer la queue de touristes quand une sévère patrouille de policiers m’a attrapé par derrière :
— Que faites-vous, citoyen ? Qui vous a permis de filmer ?
J’ai sorti, feignant l’ennui, mes autorisations plastifiées. Grâce à Toumaine, je pouvais filmer partout en Russie, sauf en Tchétchénie. Peu importait, je n’allais de toute façon pas tourner à Grozny, mais, après un bref arrêt dans le village d’Ali et de son clan, j’allais filmer seulement l’amputation dans les montagnes, la punition rituelle que Chamil avait promise. J’ai sorti mon passeport, avec la ribambelle de visas, étape par étape, le tout plastifié.
J’avais également obtenu les mêmes visas et invitations pour Eva, couvrant toutes les étapes du voyage, toujours avec le soutien de Toumaine. Le plus dur avait été, de nouveau, d’obtenir le permis pour la Tchétchénie, mais grâce aux relations de Ali Golden Teeth avec certains membres du gouvernement du psychopathe président tchétchène et protégé de Poutine, Ramzan Kadyrov, j’avais maintenant des visas pour là-bas aussi. Ali entretenait simultanément des relations avec le gouvernement de Kadyrov, allié fidèle de Poutine, mais aussi avec la résistance islamiste de Chamil, qui à son tour maintenait des liens souterrains avec le FSB, les services secrets russes, successeurs du KGB, le tout s’expliquant par la structure clanique complexe de la société tchétchène, qu’eux-mêmes le plus souvent ne sont pas en mesure d’expliquer, se grattant la tête sous leurs bonnets doublés de peaux de moutons mort-nés d’Astrakhan, le genre de moutons qui traînent derrière eux une longue et grasse queue qui donne un goût merveilleux à la soupe aux choux.
Ali, Ali… Après l’épisode Gamsakhourdia j’étais retourné périodiquement en Tchétchénie, observant comment s’érodait lentement le tissu social de leur société clanique et la manière inexorable dont deux guerres dévastatrices contre la Russie avaient démoli toutes les certitudes des Tchétchènes. C’est comme cela que j’avais progressivement compris comment, dans le contact entre deux cultures opposées, l’échec peut se faufiler d’une façon tout aussi insidieuse qu’en amour : sans le vouloir, éclot la déception meurtrière. Par Ali, Salman et Baïsengur j’ai découvert à quel point il est parfois difficile de vous imposer comme un homme, surtout quand vous détestez le sport, les voitures, les motos, les armes etc., arrivant dans une culture où ce sont justement celles-là les choses les plus importantes pour les hommes.
Après l’épisode Gamsakhourdia, nous sommes devenus amis et Ali a tout été pour moi en Tchétchénie, garde du corps et partenaire de poker, faisant même le chauffeur au volant de sa Lada sans suspensions qu’il conduisait comme si c’était une voiture de courses. La seule chose qu’il ne faisait pas, c’était préparer la nourriture, occupation en-dessous de la dignité d’un vrai homme.
J’ai passé avec succès tous les tests de la virilité, avalant de la vodka directement à la tasse et puis engloutissant, de la même tasse, de la soupe à la graisse de mouton. Mais Ali ne pouvait pas m’apprécier pleinement, car je ne lui avais pas caché mon aversion pour le football et les compétitions sportives en général. Cela l’irritait et il ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi je ne voulais pas m’asseoir à côté de lui devant la télé pour regarder tel ou tel match. Ne pas savoir entretenir une conversation sur le football prive un journaliste d’une méthode de travail bien rodée : la conversation qui a lieu avant l’interview et qui met en confiance l’interlocuteur. Détester radicalement et irrémédiablement le football peut être, pour un ethnologue, un handicap professionnel beaucoup plus grand qu’un tic disgracieux. Je ne pouvais pas non plus m’inventer une appartenance à une religion exotique ou à une secte new age qui m’interdirait de telles distractions, ni lui dire que l’image des muscles gonflés à mort des footballeurs qui, de plus, transpirent abondamment, me dégoûte indiciblement.
Quand Ali apprit que mon anniversaire approchait, son visage s’illumina et il m’annonça qu’il me préparait quelque chose d’extraordinaire, de rare. Je pensai qu’il voulait m’offrir une arme à feu et j’eus peur d’un tel cadeau, surtout depuis que j’avais dû une fois prendre l’avion en me coltinant le pistolet de Salman de Grozny jusqu’à Moscou.
Ali était de plus en plus excité à mesure que mon anniversaire approchait et je l’ai finalement forcé à me dire ce qu’il comptait m’offrir. Il a chuchoté, avec un sourire d’enfant heureux qui ne doute pas de la joie que produira son cadeau : « On va chasser l’ours à la grenade! »
Une fois passé mon premier mouvement de surprise choquée, il avait essayé de me rassurer, me garantissant que si je ratais l’ours, lui serait là pour l’achever d’une rafale de Kalachnikov et que lancer une grenade vers l’ours n’est pas une si grosse affaire, vu que, malgré la légende, c’est un animal assez stupide. Quand il est devenu clair que je n’étais pas du tout enchanté et que je ne désirais pas un tel cadeau, notre amitié eut à en pâtir. Il nous a fallu des années pour nous revoir et nous réparer.
Ne supportant plus ni la foule, ni la Place Rouge, je sortis le téléphone et appelai Eva à nouveau et voici que, soudainement, elle me répondit.
— Où étais-tu pendant ces deux jours et deux nuits ? criai-je
Elle fit une pause de quelques secondes.
— Je suis curieuse, je te l’ai dit, me susurra-t-elle au téléphone. Et j’aime donner du plaisir.
Cette nuit-là au Metropol, où la chambre était payée par Ali, j’ai découvert sur la messagerie Facebook qu’Eva m’avait envoyé un nouveau clip vidéo dans lequel, nue, elle s’introduisait toutes sortes d’outils et de jouets dans son sexe élargi pour moi, juste pour moi, et je me suis masturbé convulsivement, regardant le clip en boucle et jouissant de ses gémissements. Eva, la mère de toutes les putes, mon amoureuse pure et diaphane, la prostituée de l’Apocalypse… Je m’étais acoquiné avec la Bête. Oui, Eva qui aime les robes à petits pois et tient à répéter qu’elle vit au jour le jour.
J’avais peur qu’elle ne fût fâchée après l’incompréhension de cette nuit où, l’esprit surchauffé, je lui avais écrit que je la donnerais à toute une équipe de rugby ou à des éboueurs, des ramasseurs de poubelles, moi dirigeant l’accouplement collectif comme un coryphée, le maître de cérémonie du chœur dans la tragédie antique, ce qui, je lui avais expliqué, allait à merveille avec sa nature orgiastique, mais elle s’était terriblement fâchée et pour la première fois elle m’avait écrit avec une indignation véhémente, sans souci pour les fautes d’orthographe, sautant et avalant des lettres et faisant des désaccords fâchés, m’insultant scripturairement et m’expliquant qu’elle m’aimait. Avec tout cela en tête, j’ai haleté et j’ai recommencé son clip vidéo, appréciant sa technique à parvenir à l’orgasme sans aucune expression sur le visage.
Sous moi, on entendait, venus d’en bas, des airs de jazz, à travers les boiseries et les lustres en cristal de l’hôtel Metropol, avec ses vitraux Art Nouveau, et à un moment donné le pianiste s’est mis à jouer maladroitement Place de Brouckère, le morceau de Django dédié à ce nombril de Bruxelles où se trouve le somptueux Hôtel Métropole, identique à celui de Moscou. Il enchaîna avec Place Vendôme, de Modern Jazz Quartet, puis il renonça.
Ali avait payé ma chambre à l’avance, ne regardant pas à la dépense, sachant combien ils allaient récupérer de ce mauvais payeur sur les traces de de qui ils étaient venus tous les trois en mission à Moscou.
A bout de forces, éreinté par le sexe solitaire, j’ai glissé vers une ivresse tout aussi solitaire, tournant en rond dans la chambre jusque tard dans la nuit, sans pouvoir m’endormir, sachant qu’Eva allait arriver dans deux jours. Ah, candeur fébrile, cet état où, minuit sonné au Kremlin, vous regardez, triste, nerveux et inquiet la dernière bouteille à moitié vide, comprenant combien est mensongère la sagesse populaire qui vous dit qu’elle serait en fait à moitié pleine, jusqu’au moment où vous découvrez soudainement, avec soulagement, qu’à part la bouteille posée sur la table vous avez toujours un verre plein et inentamé en équilibre périlleux dans votre main.
Chapitre II.
Où le narrateur se cache sous un toit à Moscou, en attendant l’arrivée de la Bête, avec d’autres événements dignes d’être sus et racontés
Va-t’en, ô fils, tu n’es pas mien,
Ni un Tchétchène, tu es une vieille,
Un lâche esclave, ou un Arménien.
Поди ты прочь – ты мне не сын,
Ты не чеченец – ты старуха,
Ты трyс, ты раб, ты армянин!
(Pouchkine, Tazit)
— Aujourd’hui, on va récupérer la dette, me dit Ali d’un ton sérieux, lorsque nous nous retrouvâmes en bas, dans le hall du Metropol, où ils avaient attendu patiemment que je finisse mon petit déjeuner. La dette de ce connard, a-t-il ajouté d’un ton grave, comme une sentence finale.
Je me sentis tout à coup traversé par un frisson à la pensée que j’allais accompagner des gangsters tchétchènes pour récupérer des sommes faramineuses, sur un arrière-fonds d‘ongles arrachés, rotules explosées, voire même pire. J’allais réaliser le rêve de Dumas, qui avait tant voulu rencontrer Chamil le féroce, Chamil l’Imam du Caucase, celui qui, depuis la digne pauvreté de sa montagne, se confrontait à Moscou, oui, Dumas qui aurait tant voulu que Chamil lui permette de dormir sous son toit, dans sa tente, ce qui n’allait jamais arriver.
Krysha, “toit”, c’est comment on appelle le métier de mes Tchétchènes. En d’autres termes : ne pouvant pas rester dans la complexité clanique de leur village Makhketî en Tchétchénie, où les changements d’alliances sont imprévisibles, mes amis s’étaient mis à fournir (ou plutôt à imposer) de la « protection » à travers la Russie, le Kazakhstan et la Géorgie, en recouvrant des dettes ou en poussant des clients imprudents à en faire. Comme mes Albanais de Bruxelles. La vérité est qu’à Moscou, celui qui dispose d’une krysha, d’une protection, offerte par des Tchétchènes, se trouve plus en sûreté que s’il était sous un toit d’Ukrainiens, d’Ingouches, Géorgiens, Russes de Solntsevo ou, à Dieu ne plaise, d’Arméniens.
Les mafias se méprisent entre elles et ce qui est comique c’est qu’ils ont tous raison de se mépriser les uns les autres, mais nettement moins quand il s’agit des Tchétchènes. Même à Bruxelles, par exemple, les Tchétchènes sont les seuls que craignent les Albanais. J’ai été un jour témoin d’un règlement de comptes, à deux rues de chez moi, entre Tchétchènes et Kosovars. Tous les Albanais ont fini à l’hôpital, sauf un qui s’est enfui au Kosovo. Probablement à pied.
Les Tchétchènes, à leur tour, ne respectent en quelque sorte que les Géorgiens. Je le savais non seulement depuis l’épisode avec Gamsakhourdia, mais aussi parce que Ali avait pratiqué longtemps la « protection » en Géorgie, à Tbilissi et à Batoumi, sur la mer Noire. Ali était le seul du groupe avec qui je pouvais pratiquer les rudiments de mon géorgien et les deux, lui et Baïsengur, avaient aussi de la famille en Géorgie, dans la vallée de Pankisi, chez les Tchétchènes Kistines, dans les villages situés au-dessus de la seule route qui traverse la montagne, là où Apollonius avait cherché à vérifier si les habitants fermaient toujours les gorges du Darial avec les gigantesques portes en fer qu’Alexandre de Macédoine avait fait fondre et installer pour repousser les hordes d’envahisseurs descendus du nord, guerriers semi-humains sortis de nulle part, aux yeux en amande, qui se nourrissent de lait de jument et boivent le sang menstruel de leurs femelles aux tétons de louves.
Le village géorgien où Ali a de la famille se trouve juste au-dessus de la route Vladikavkaz -Tbilissi, le seul chemin qui traverse le Caucase, souvent bloqué par la neige une bonne moitié de l’hiver, comme l’avait constaté Dumas, qui avait été forcé de retourner à Tbilissi après avoir essayé de forcer le passage, bien qu’il eût pris avec lui une solide équipe de montagnards Ossètes qui savaient comment s‘y prendre pour creuser. C’était là, à travers ces défilés qu’Ali aurait voulu qu’on chasse l’ours à la grenade, dans l’enfer blanc de ces forêts profondes. Le plus comique, m’at-il dit, c’est quand on tombe sur une ourse avec des petits, parce que, voulant protéger ses oursons, la femelle devient folle et attaque sans aucune prudence, tout le spectacle devenant finalement tellement drôle, que c’est à mourir de rire. Par cette route-là devait aussi passer, bien plus tard, une camionnette blanche remplie de poupées russes, dont une allait contenir un peu de moi, chose qu’alors je ne pouvais pas anticiper.
— Aujourd’hui nous allons récupérer l’argent de ce connard, m’a donc dit Ali.
— Est-ce que je pourrai filmer ? j’ai demandé.
Il éclata de rire et me menaça du doigt.
— Mais pas nos visages, d’accord ?
— Cela va de soi, enfin, fis-je, un peu raide et piqué au vif.
Pour récupérer ladite dette, Ali était arrivé à Moscou accompagné par le bedonnant Baïsengur et par Salman, le discret, l’impressionnant, l’effrayant Salman. Baïsengur, avec son éternel mégot de marijuana au bout des lèvres, celui qui m’avait reconduit à l’hôtel après l’interview avec Gamsakhourdia, presque deux décennies auparavant, était un cousin d’Ali, membre du même teip, comme on appelle un clan de montagnards, une partie de leur tribu vivant dans la vallée de Pankisi en Géorgie, et l’autre partie dans le village de Makhketî en Tchétchénie, village que tous les Russes connaissent de nom parce que c’est là que se passe la première partie du roman de Tolstoï Hadji-Mourat. Salman était un très bon ami à eux du même village, lointain cousin, mais provenant d’un clan mineur.
J’avais connu Salman deux décennies auparavant, à la fin de ma première aventure à Grozny, après la rencontre avec Gamsakhourdia, celui que les Tchétchènes allaient éteindre comme une chandelle. Je me trouvais sur le point de départ à l’aéroport de Grozny, fraîchement rouvert après que les Tchétchènes eurent liquidé la dernière garnison russe, attendant mon tour à la douane pour le premier vol à destination de Moscou, paradoxe politique que je ne cherchais pas à m’expliquer, lorsque Salman s’est approché de moi, jeune, svelte et avec un singulier sourire, comme s’il savourait l’anticipation d’une amitié radieuse.
Salman était alors blond, aux cheveux longs, comme la Toison d’Or des Argonautes. Un Tchétchène blond, oui, à la figure naïve et doucereuse, à l’œil noir et aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne, et il souriait comme un enfant, mais ce qui m’a surpris c’étaient ses yeux enfoncés, plein de vacuité, vides de toute morale, ainsi que la pommette des joues saillante, signe d’astuce.
— Honorable seigneur à la noble allure étrangère, chuchota-t-il en russe, en me dévisageant ouvertement, je pense que nous sommes en train d’entamer ensemble le même voyage.
Comme je cherchais à protester, perplexe et gêné, il m’arrêta d’un geste.
— Nous avons un seul vol aujourd’hui, celui de Moscou. On m’appelle là-bas pour réparer un toit.
Je n’ai pas compris sur le champ ce qu’il voulait dire par toit, mais je l’ai exhorté à continuer.
— Monter ici dans l’avion sera un jeu, car les douaniers sont tous des copains d’enfance du bled, al-hamdulillah, mais à Moscou, sur le sinistre aéroport Cheremetievo, nous trouverons de nombreux ennemis en uniforme. Comme le Créateur ne m’a pas doté d’une peau délicate comme la vôtre, mais m’a fourgué, malgré mes cheveux blonds, un teint d’olive fripée, je suis prêt à parier que je serai arrêté sans ménagements, soumis peut-être même à une fouille rectale à la recherche de présumés médicaments psychotropes, que je ne consomme pas, ou de devises étrangères. Vous savez probablement que je ne suis qu’un “cul noir” pour eux. Mais vous passerez certainement sans encombres, le front haut, devant les fripouilles de douaniers moscovites, et j’espère que vous m’attendrez à l’extérieur de l’aéroport, au kiosque de samagon et d’alcool de contrebande. Je vous recommande de consommer de la vodka Staline, en attendant de me retourner ce précieux outil du voyageur.
Me regardant droit dans les yeux, il a déposé entre mes mains, que je frottais d’angoisse en tripatouillant mes doigts, ce que j’ai senti immédiatement être un pistolet massif et seulement partiellement froid, parce que celui dont j’allais apprendre que le nom était Salman l’avait jusque-là gardé tendrement sous le manteau, dans la cachette naturelle de son aisselle gauche.
Maintenant, chers lecteurs, comme aurait dit Alexandre Dumas, permettez-moi de m’interrompre pour vous dire qu’en ces temps-là l’on n’avait pas encore inventé et pas encore installé partout les perfides portiques électriques d’aujourd’hui, capable de sonner même en détectant un banal piercing, ou les métaux lourds contenus dans le saumon contaminé que vous avez mangé la veille, et ce n’est donc pas la peur d’un piaillement métallique qui m’avait paralysé, mais plutôt le fait que, radiant de confiance, Salman m’avait tapoté la joue, presque comme une gifle câline de tendresse fraternelle, après quoi il avait pirouetté pour se diriger vers le point de contrôle, qu’il traversa sans montrer quoi que ce soit, saluant les douaniers et les miliciens tchétchènes qui portaient encore des uniformes soviétiques et qui agitèrent à leur tour leurs mains vers lui, l’appelant par son nom.
Dans l’avion, il n’y avait plus de places libres et des grappes de voyageurs se tenaient debout, accrochés aux compartiments des bagages à main, tous sans couvercles. Sous les sièges couraient en piaillant hystériquement des bandes de poules au plumage de couleurs extravagantes. Salman demanda très poliment en tchétchène, langue qu’alors j’ignorais complètement, à un homme relativement jeune de se lever pour céder la place au noble étranger que j’étais, ce que le gaillard fit sans rechigner, en présentant même des excuses, bien que Salman fût minuscule et parlât d’une voix douce. Salman répéta ensuite la manœuvre, se trouvant une place à quelques rangées derrière moi, où il s’assit avec une calculatrice large comme une feuille A4 sur laquelle il se mit à tapoter toutes sortes de mystérieux codes et chiffres, sans lever la tête même quand des policiers tchétchènes montèrent dans l’avion et commencèrent à pousser dehors, de force, méthodiquement, tous ceux qui se tenaient debout.
— En quoi sommes-nous responsables s’ils ont vendu plus de billets que de places ? hurla, s’agrippant aux sièges, une babouchka russe.
— T’as un autre avion demain, lui a jeté, calme, imperturbable, l’un des flics, la traînant dehors.
Il remonta ensuite à bord, sans képi, pour demander à la ronde quelles étaient les poules de la vieille et il les attrapa, sur indication du pilote au teint écarlate, qui vacillait périlleusement.
Mon siège n’avait pas de ceinture. Je suis resté assis, raide, durant les presque trois heures du vol, pendant que l’avion tanguait et grinçait de tous ses vis et boulons, osant à peine regarder en bas vers les sommets du Caucase, qui ressemblaient à un tas de bouteilles cassées et de tessons embrumés. Je suis resté recroquevillé, emmitouflé, me serrant avec mes bras et chauffant le lourd pistolet Makarov dans la poche intérieure de ma veste.
A Moscou, j’ai cherché à sortir stratégiquement, me poussant parmi les premiers, désinvolte et tremblotant, suppliant dans ma tête qu’au point de contrôle on ne me demande pas d’où je venais. J’ai passé les douanes sans être vérifié, mais, en tournant la tête, je vis que lorsque Salman s’approcha de la cabine en souriant calmement, son passeport à la main, trois soldats surgirent de nulle part et lui firent signe de les suivre.
Devant l’aéroport, je m’arrêtai en face de la boutique qui vendait de l’alcool et demandai, en frissonnant, une vodka. La femme plaça devant moi une bouteille étiquetée «Staline» et m’expliqua que cela se vendait au centimètre. Je bus petit verre après petit verre et centimètre après centimètre, me résumant dans la tête la relation complexe qu’entretenaient les Russes avec les Tchétchènes. Dans Hadji-Mourat de Tolstoï (du nom d’un personnage historique, acolyte de Chamil lors de la conquête du Caucase par les Russes, et d’ethnie Avar comme lui, alors que l’autre lieutenant de Chamil, le mythique Baïsengur, un Tchétchène venant de Makhketî, reste plus important dans la mémoire collective tchétchène que Chamil lui-même) dans ce bref roman, donc, Hadji-Mourat, Tolstoï condamne les démentes destructions auxquelles se livraient alors les Russes sous la commande du psychopathe vice-roi du Caucase Yermolof, crimes desquels Tolstoï a été témoin et qui l’ont profondément choqué et dégoûté. Là, dans le roman, le personnage Sado retourne chez lui, dans son aoul, « hameau », dans le village Makhketî d’Ali, Salman et Baïsengur, juste après le passage des Russes, et il trouve le village totalement détruit. Avec une précision de journaliste, Tolstoï décrit les ruines, les morts mutilés (parmi lesquels le propre fils de Sado) et comment la fontaine et la mosquée avaient été souillées par les Russes pour ne plus pouvoir être utilisées (ici le prude Tolstoï ne donne pas de détails, mais dit seulement : фонтан был загажен)…
Puis vient cette image inquiétante :
« Personne ne parlait de haine pour les Russes. Ce que les Tchétchènes ressentaient, du plus jeune au plus âgé, était plus fort que la haine. Il ne pouvait pas s’agir de haine, parce qu’il était impossible aux Tchétchènes de considérer ces chiens de Russes comme des êtres humains. C’était un sentiment infini de dégoût et de mépris ; leur étonnement devant la cruauté́ stupide de ces créatures était tel, que le désir de les exterminer, comme on a le désir d’exterminer les rats, les araignées venimeuses ou les loups, les envahissait en une détermination aussi naturelle que l’instinct de conservation. »
Au bout d’une heure, j’étais descendu vers le milieu de la bouteille et je m’étais un peu calmé, quand Salman est finalement réapparu. Il m’a d’abord semblé qu’il marchait bizarrement, comme s’il avait mal au derrière, et qu’il se massait une côte et les fesses, mais il s’est soudainement ressaisi, son dos s’est redressé et il s’est dirigé vers moi, mince, avec des gestes ondulés, sentant le bon parfum doux-amer mélangé à de la sueur virile. Soulagé, j’ai glissé ma main dans ma veste et je lui ai rendu son pistolet.
Il s’en est immédiatement emparé d’un geste professionnel et a fait sortir le chargeur pour vérifier d’un coup d’œil que toutes les balles étaient bien en place. Ce n’est qu’alors que j’ai compris que l’arme était de surcroit chargée.
Il m’a regardé sans changer de sourire :
— La prochaine fois tu feras attention à pas trop farfouiller dans ta poche. Tu as fait tout le voyage avec le cran de sûreté enlevé.
Et comme nous nous dirigions vers le parking, il a rajouté :
— Maladetz. A partir de maintenant je serai ton toit. Nous sommes amis pour la vie.
J’avais maintenant deux « toits », Ali et Salman, et lorsque tes deux protecteurs partent dans l’expédition qui les avait emmenés à Moscou, ce n’est pas une invitation que l’on refuse. C’est généreux qu’on te permette de voir comment on récupère une dette, surtout quand tu dois autant aux Albanais de Bruxelles.
Salman, à présent la quarantaine bien entamée, arborait encore un air de fraîcheur. Des ombres grises traversaient ses longues mèches blondes. J’avais été fort surpris la première fois de voir un Tchétchène blond, comme je l’ai brièvement mentionné, mais Baïsengur, le gros cousin d’Ali, qui se laissait tellement aller physiquement, était, lui aussi, roux. Un rouquin grêlé, comme certaines tribus de la montagne, des clans tchétchènes qui prétendent descendre des Croisés.
Salman ne parlait jamais des années de bagne passées au Kazakhstan à l’époque de l’URSS, où il avait survécu en buvant du tchifir et en détruisant impitoyablement tous ceux qui s’opposaient à lui. Il y était entré adolescent, condamné initialement à vie, tellement les juges avaient été choqués par sa dureté implacable dans le règlement d’un conflit de voisinage avec le clan voisin. Dans la catastrophique désintégration de l’URSS, Ali avait suffisamment payé pour le faire sortir, tant par l’entremise d’un certificat médical pour tuberculose, que par l’organisation d’une évasion, double garantie pour plus de sûreté, et maintenant le Kazakhstan était devenu un autre État et une autre dictature, où personne ne se souciait du dossier en lambeaux d’un évadé tchétchène tuberculeux.
Il était doux et chaleureux et amical, Salman, seulement ses yeux étaient creux, les orbites vides de toute lumière, ne montrant rien au-dessus de son doux sourire. Il ne parlait jamais de cette décennie de bagne, mais ses yeux se resserraient parfois imperceptiblement lorsqu’on faisait autour de lui des blagues sur les pédés. Ali m’avait prévenu de ne lui poser aucune question sur cette période-là. Parle à Salman de ce que tu veux, mais ne lui demande rien sur ses années de taule.
Ils m’attendaient devant l’hôtel et j’ai été surpris de voir à quel point ils étaient élégants. Quand ils vont récupérer une dette, les Tchétchènes s’habillent en costume, cravate, chapeau noir, et Salman portait même de beaux gants en cuir. Ils s’étaient parfumés insupportablement, même le gros Baïsengur.
Ali tirait sur un joint, calme, en tricotant des cercles de fumée. Il m’examina d’un œil critique et me dit :
— Va chercher ta veste dans la voiture. J’en ai pris une pour toi.
Nous nous dirigeâmes vers la massive Lada et Salman ouvrit le coffre où, sur quelques caisses de grenades soigneusement emballées dans de la paille, reposait une veste pliée. Je mis la veste, qui était un peu trop large aux épaules, mais qui allait heureusement avec mon pantalon. Ali m’examina, satisfait. Sur le costume, il portait en bandoulière un sac militaire de la Seconde Guerre mondiale, en cuir épais, poli, portant des traces d’impact de shrapnels, sac hérité de son grand-père qui avait combattu dans l’Armée Rouge et défendu la ville appelée aujourd’hui Togliatti, où ils fabriquent encore ces voitures Lada, licence Fiat, carrière militaire héroïque dont Ali était extrêmement fier, comme d’ailleurs tout le village de Makhketî.
— Tu verras que l’homme chez qui nous allons maintenant ressemble comme deux gouttes d’eau au Petit Père, ricana Ali, pointant du doigt la tête de Staline qui décorait le sac, la figure non souriante du tyran gravée dans le cuir, puis successivement, génération après génération, colorée et polie par les petites mains de la famille qui devaient soigneusement entretenir la giberne, devenue talisman du clan.
Une besace avec la figure de Staline, oui, le Petit Père des Peuples, celui qui avait déporté les Tchétchènes en Sibérie et au Kazakhstan, Staline qui, bien que Géorgien, représentait la quintessence du mal russe pour les Tchétchènes et les Caucasiens en général. Un autre paradoxe tchétchène, comme leur passion générale et sans nuances pour Pouchkine et Tolstoï. Et, bien sûr, pour Alexandre Dumas.
— C’est toi qui vas sonner à la porte, m’annonça fermement Ali, jetant avec une pichenette le mégot d’herbe odorante qu’il avait suçoté jusqu’alors. Il ne te connaît pas et vu qu’il est con comme un balai il va ouvrir.
Il pêcha une fiole de son sac en cuir et m’aspergea méthodiquement.
— C’est notre odeur quand nous allons à la chasse, me dit-il dit. Parfum apportée par Baïsengur de La Mecque.
Le gros Baïsengur était le seul du village à avoir effectué le hajj, unique membre du clan à avoir volé en pèlerinage à La Mecque, quoiqu’on le soupçonnât à juste titre de ne pas être parvenu jusque là et d’être resté en transit à Dubaï, planqué dans un hôtel-casino de l’aéroport, où il avait bu durant toute une semaine, terrorisé par le voyage et plongé dans un état de stupeur alcoolique permanente, sinon on ne pouvait pas expliquer les étiquettes de duty free collées sous les flacons d’eau bénite du puits Zemzem apportées par Baïsengur, eau tirée de la source miraculeusement jaillie dans le désert pour que la pauvre exilée Agar puisse étancher la soif de son petit Ismaël, ancêtre de tous les Musulmans.
Baïsengur était aussi revenu de ce voyage avec ce qu’il croyait être des mots arabes, qu’il aimait à répéter, mais lesdits arabismes étaient en fait des vocables persans appris par Baïsengur durant cette semaine à Dubaï, le persan y étant pratiqué dans le milieu des salles de jeux clandestines tenues par des transfuges d’Iran, parmi lesquels beaucoup de faux opposants, voire même de vrais agents des services secrets Pasdaran des sombres mollahs chiites.
De toutes ces choses-là le naïf Baïsengur n’avait aucune idée, tout comme il ne savait pas que s’il approuvait avec un accha ! appuyé à chaque phrase, il ne prouvait pas une connaissance quelconque de la langue arabe, mais se trahissait plutôt d’avoir fréquenté des prostituées indiennes dans l’un des nombreux bordels illégaux de Dubaï, où les filles viennent du sud de l’Inde et ont la peau plus foncée que les plus sombres sorcelleries africaines, des femelles à l’âme nocturne, noires comme le trou par lequel l’âme de Salman s’était écoulée pour toujours, là-bas au Kazakhstan. Le gros Baïsengur soupirait à chaque fois qu’on l’interrogeait sur son séjour à La Mecque, ce que les villageois de Makhketî mettaient sur le compte d’une religiosité excessive due à sa jeunesse, mais qui allait finalement lui passer.
Ou peut-être que Baïsengur pensait-il vraiment qu’il était arrivé jusqu’à La Mecque et qu’il s’était imprégné de sainteté et de tous les parfums d’Arabie, mais qu’il avait tout oublié après avoir bu excessivement, terrassé par l’émotion, car le plus important reste le récit ultérieur, celui par lequel nous refaisons notre passé parfumé, ce passé reconstruit et consolidé dans lequel nous croyons davantage que dans le présent confus et décevant.
C’est ce mélange de parfum d’eau de rose et d’odeur de marijuana qui aurait dû annoncer l’arrivée des Tchétchènes, silencieux et parfumés comme les panthères prédatrices d’Apollonius, qui rapporte que les autres bêtes les reniflaient à distance, sans les entendre, jusqu’au moment où il était trop tard.
Au bout d’une heure de traversée des banlieues de Moscou, en longeant des boulevards gris et identiques et des enchaînements de façades en béton qui produisaient en moi la transe hypnotique d’un jeu vidéo, notre Lada arriva en bas de l’immeuble du méchant débiteur, quelque part dans la cité ouvrière de Solntsevo. Nous sortîmes de voiture sans aucune technique particulière. Salman se pencha brusquement et ramassa un bout de pain écrasé sur le trottoir. Le cueillant avec des précautions, il souffla dessus, le frotta sur la manche de sa veste et le déposa sur le rebord d’une fenêtre.
— Des oiseaux vont le picorer, dit-il, comme s’excusant. On ne laisse pas la nourriture par terre. On ne marche pas sur du pain. C’est un grand péché.
Je réprimai une envie soudaine de le serrer dans mes bras.
Au huitième étage, tendu, serrant les épaules devant la porte blindée, je fixais le judas surdimensionné vissé au milieu du bâillement d’une gueule de lion en bronze doré. Ali, Salman et Baïsengur s’étaient collés à la paroi, d’un côté et de l’autre de la porte. J’ai sonné brièvement, sans insister. On entendit un bruissement de pantoufles et une lourde respiration, suivis par un silence qui produisait comme un sifflement dans mes oreilles, pendant qu’un œil furtif, que je devinais agrandi par l’œilleton du judas, examinait mon innocente figure d’étranger affublé d’une veste visiblement trop large. La porte s’entrouvrit soudainement sur une tronche de brute hostile et écarlate, à son aise dans un peignoir en peluche imitation Astrakhan, le tout surmonté par des yeux porcins et une moustache épaisse de Staline alcoolique et violent, tel que les acteurs cherchent à éviter dans leurs représentations officielles du dictateur.
– A vy kto ? grommela-t-il au moment où Salman, profitant de la seconde de confusion, envoya un fort coup de pied dans la porte, l’envoyant frapper violemment le malabar en plein visage.
Le sosie de Staline recula, sonné, secouant la tête, tandis que notre quatuor de costumes se glissait à l’intérieur de l’appartement, calmes, se plaçant à des points stratégiques.
Staline resta paralysé pendant un moment, muet, les bras ballants, nous fixant sans comprendre.
Après un moment de silence, Ali lui demanda poliment :
— Pouvons-nous discuter quelque part ?
Il lui sourit, exhibant la barre en or de sa bouche.
Tremblant, la brute en robe de chambre se tourna vers quelques fauteuils imitation Empire, aux accoudoirs mosaïqués.
Ali alla s’asseoir, indiquant au monstre moustachu et frémissant le siège devant lui. Avant de s’asseoir, Ali fit le geste de balayer d’un revers de main un grain de poussière imaginaire. On ne va pas s’affaler n’importe comment sur une chaise lorsqu’on a de la dignité.
Nous, les trois autres, restâmes debout pendant que le pitoyable mauvais payeur tremblait d’une façon incontrôlable sous nos regards sévères et réprobateurs.
J’examinai le loft. Le brigand avait acheté les quatre appartements de l’étage, fait tomber les murs mitoyens et vivait maintenant dans un appartement circulaire, avec une vue splendide sur la mer de HLM communistes de Solntsevo où l’on pouvait deviner les milliers de vies gâchées.
Parler de mauvais goût concernant la décoration de l’appartement serait inutile. Qu’il suffise de dire que Staline avait installé un bar américain avec un zinc en arc de cercle et des tabourets tellement hauts que, lorsque j’essayai de me percher sur l’un d’eux, je me cognai le haut du crâne contre le plafond. Les immeubles de construction communiste n’avaient pas été prévus pour des bars américains.
A travers les fenêtres de l’appartement circulaire je scrutai les laides barres d’immeubles d’appartements entassées comme les sommets du Caucase lorsqu’on les voit en panoramique depuis l’avion, pareilles à des tas de bouteilles cassées, comme après l’ivresse d’une assemblée de dieux intoxiqués, d’architectes cosmiques qui auraient bu sans mesure, pris d’une soif titanesque, comme il leur sied, et qui se seraient affrontés pour voir qui sera capable de jeter, de casser et d’écrabouiller de la manière la plus hideuse, qui arrivera à amasser le mélange aléatoire le plus monstrueux de béton ébréché, antennes paraboliques tordues et ligne après ligne de linge tendu à sécher. En contemplant le désastre, la tristesse m’envahit tout à coup, me rappelant que je venais d’un endroit similaire, voire pire encore, me ramenant en mémoire le minuscule appartement d’Eva et le fait que je sortais moi-même d’un misérable village de la campagne roumaine. Pour échapper à cette vision, je me secouai et glissai un regard d’infinie miséricorde vers Staline, notre proie.
Mais quand je surpris l’œil vide de Salman, toute pitié s’évapora instantanément. Je descendis du tabouret inconfortable, mis la caméra en marche et me mis à filmer la scène, me plaçant derrière les Tchétchènes pour avoir dans le cadre uniquement le captif vu de face et la nuque d’Ali.
La prudente demande de ne pas filmer leurs visages s’avéra finalement inutile, car Ali commença immédiatement les présentations :
— Permettez-moi : je suis Ali Turpalov. De Makhketî, précisa-t-il, insistant, dans la prononciation de l’horrible nom de leur village, sur le son âpre et dur, comme un frottement dans la gorge, que nous transcrivons conventionnellement – kh -.
La langue tchétchène possède plusieurs sortes de h et autres sons aspirés, que même les petites filles prononcent sur une échelle ascendante de la monstruosité sonore.
— Voici mon cousin, Baïsengur Turpalov, continua Ali. Qui vient lui aussi de Makhketî, ajouta-t-il.
Baïsengur s’inclina en silence, les bras croisés sur sa poitrine surdimensionnée.
— Accha! fit-il en rotant, ce qui eut le don de mettre une nuance supplémentaire de gris sur les joues couleur cendres de Staline.
— Et de ce côté-ci nous avons Salman Mourad… de Makhketî.
Salman eut un sourire suave lequel, combiné avec ses yeux vides de tout sentiment, avait quelque chose de tellement insupportable, que le malheureux prisonnier se mit à trembler sur sa chaise.
Ali m’exclut des présentations. Fixant le captif, il poursuivit :
— Vous devez à (ici, je n’ai pas compris le nom du créancier offensé, parce qu’il avait été prononcé d’une façon agglutinée) vingt millions de roubles.
— Je paie demain ! éructa, crachant sa peur, le misérable, dont un pan de la robe s’était ouvert.
Ali se leva dignement, tirant vers le bas les basques de sa veste bien coupée, vérifiant si par mégarde il ne les avait pas froissées.
— Vous payerez demain, alors. Merci, a-t-il fait d’un ton grave. Je vous souhaite une bonne journée et veillez à prendre soin de vous.
En sortant, Salman s’arrêta un moment et donna à Staline une petite gifle, presqu’une caresse réconfortante, comme il l’avait déjà fait avec moi à l’aéroport lorsque j’eus à porter son pistolet dans l’avion, geste qui fit que le malheureux se lâcha complètement et commença à sangloter, secouant les épaules, sa robe de chambre ouverte, ne cherchant même pas à essuyer la bave de ses lèvres.
— Les morts de ton clan n’ont aucune dignité et tiennent leurs genoux pliés vers l’intérieur, lui souffla Salman.
Dans la rue, Ali m’a dit :
— Tu vois ? Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, c’est tout ce que nous avons à faire.
Je n’avais pas l’intention de demander ce qui pouvait se passer dans les dix pour cent des cas restants.