Pourquoi Hercule, adulte, tète-t-il comme un bébé le sein de sa pire ennemie Héra?!…
Un étrange miroir étrusque en bronze gravé, provenant de Volterra et daté cca. 300 a. Chr., figure une scène (clique pour agrandir) qui a toujours troublé les étruscologues, ainsi que les mythologues et les spécialistes de l’imagerie antique. On y distingue un Hercule hirsute et barbu, accroupi dans une posture de soumission et occupé à téter le sein d’une Junon/Héra consentante, mais distante. Cette scène passablement obscène se déroule sous les regards attentifs d’un groupe de personnages difficiles à identifier, qui attendent la résolution de cet acte insolite.
Le texte incisé sur le miroir, et écrit de droite à gauche, à la mode étrusque, dit: eca sren tva iχnac hercle unial clan θrasce. Malgré l’obscurité de l’étrusque, une partie de l’inscription est immédiatement compréhensible: celui que nous surprenons, adulte, en train de téter une femme étrangère, adulte comme lui, est Hercle Unial clan, Hercule fils de Junon, en étrusque Uni, gén. Unial. Il tète Junon/Héra/Uni, qui à la suite de cet acte devient sa mère symbolique.
Mais que diantre fait cet Hercule? Il est en train de téter le sein de son ennemie la plus irréductible, Junon-Héra-Uni, celle qui l’a poursuivi de sa vengeance acharnée pendant toute sa vie terrestre. Non seulement tète-t-il son lait, mais lui-même, Hercule, est appelé mystérieusement “fils d’Uni”, Unial clan !
Il ne faut pas s’étonner de ce que les interprètes aient toujours été embarrassés devant ce miroir. Les traductions disparates proposées par les divers linguistes qui se sont aventurés dans l’étruscologie le montrent suffisamment. Trombetti : “Questa imagine mostra come Ercole di Giunone figlio poppava.” (Trombetti, A. La lingua etrusca. Grammatica, testi con commento, saggi di traduzione interlineare, lessico. (1928), p. 208.).
Un autre chercheur, linguiste amateur, qui s’est évertué, sans aucune méthode, à essayer de prouver à tout prix la parenté de l’étrusque et de l’albanais, admirait ce Hercule “assoiffé et préférant ostensiblement un régime lacté, sain et économique, à toutes les merveilles de la cuisine étrusque”(Mayani, 1961). La traduction qu’il donnait du texte est: “Voici comment aime se restaurer l’irascible Hercule: il suce du lait.”
Les Etrusques ayant été des gens sains d’esprit et de corps, s’alimentant normalement, d’après une diète méditerranéenne, il est difficile de croire que cet acte hors commun ne leur ait pas paru tout aussi bizarre qu’il nous paraît aujourd’hui. En fait, il suffit de bien regarder la scène pour voir qu’il ne s’agit nullement d’un acte alimentaire. Le grand chasseur Hercule n’avait que faire du lait tari de cette mégère qui lui avait toujours causé les pires ennuis. La tension perceptible dans l’attitude des autres témoins de la scène montre d’ailleurs qu’il s’agit d’un acte rituel. Mais de quelle nature? Même des étruscologues aussi prudents et érudits que les Bonfante n’ont rien tiré de mieux de ce texte que: “Cette image montre comment Hercule, fils d’Héra (Uni), a tété (ou sucé) du lait”. (Bonfante, 1995)
La tétée de réconciliation
Mais il existe une culture, le Caucase, où cet acte contre nature – un adulte qui tète le sein d’une femme adulte appartenant au camp ennemi– détient, ou détenait jusqu’à récemment, une valeur hautement culturelle et juridique, servant d’unique solution à certains conflits, comme la vendetta, qui autrement pouvaient se prolonger indéfiniment. Les descriptions de cet acte, qui d’ailleurs s’effectuait le plus souvent d’une façon purement symbolique, sont très nombreuses. Dans la plupart des cultures du Caucase du nord, ainsi que, au sud, chez les Géorgiens des montagnes et chez les Svanes, téter la mère de quelqu’un qu’on a assassiné était l’une des rares possibilités d’échapper à la vengeance du clan de la victime. Cet acte pouvait même s’effectuer par la force, sa valeur n’en restait pas moins sacrée. En voici quelques exemples concrets:
Chez les Ingouches (et implicitement chez les Tchétchènes, leurs cousins; je laisse de côté, pour le moment, les références bibliographiques… elles sont en russe): “L’assassin devenait un parent (frère de lait) du mort s’il pouvait parvenir jusqu’à la mère de celui-ci, lui arracher les vêtements et lui toucher la poitrine avec ses lèvres. De cette manière, il pouvait échapper à la mort.” (Kрупнов, Е. И. Средневековая Ингушетия. (Наука, 1971), p. 190.)
Chez les Karatchaïs: “Si la famille de la victime refusait la conciliation, il ne restait que deux moyens: soit ils enlevaient (parfois en le kidnappant) un petit garçon de la famille du tué qu’ils élevaient,/…/ ce qui faisait cesser la vendetta (impossible entre parents); soit l’assassin parvenait, par la ruse ou par la force, à toucher avec ses lèvres les seins de la mère du mort ou d’une autre femme de sa famille. Cela symbolisait l’établissement d’une parenté, ce qui faisait cesser la vendetta.” (Шаманов, И. М., Невская, В. П. & Караева, А. И. Карачаевцы. Историко-этнографический очерк. (1978), p. 213.)
Charachidzé décrit la même procédure chez les Abkhazes: “Des hommes du clan A, demandeur, s’emparent d’une femme du clan B, offensé; ils lui dénudent un sein, qu’il font sucer par l’un d’entre eux. Le clan A entier devient ainsi «fils» du clan B, ce qui exclut désormais toute violence entre eux”. Il y a aussi le procédé renversé, en miroir pourrait-on dire: “Une femme du clan A s’introduit sous un déguisement dans un village du clan B, surprend un nourrisson ou un enfant et lui donne le sein de force; le clan A fait ainsi du clan B son «fils», la vendetta devient impossible” (G. Charachidzé, Systèmes vindicatoires caucasiens. Revue du MAUSS7, 99-126 (1990)..
L’étrangeté de cette coutume rare a frappé tous les chercheurs et les historiens des cultures du Caucase. Le rapprochement entre ces deux actes, celui tiré de la réalité historique caucasienne et celui qui nous est renvoyé par le miroir étrusque, montre qu’il s’agit dans les deux cas d’un rituel de réconciliation, passant par une adoption symbolique. Réconciliation est le mot. Dans la plupart des versions du mythe grec, Héra poursuit Hercule d’une haine inextinguible, mais ce n’est pas une haine entre égaux. Hercule est un moins que rien, un servant, un va-nu-pieds qui a perdu à la naissance son droit à la royauté. Il effectue des travaux d’esclave. Or, par le geste figuré sur le miroir, il devient le fils de la reine des dieux, en étrusque: Unial clan.
La possibilité pour un esclave de s’affranchir en tétant, ou en touchant la poitrine de la maîtresse de céans subsistait jusqu’au XIXe siècle chez les Tchétchènes, indigènes du nord du Caucase: “Il arrive que des adultes, parmi les esclaves musulmans, obtiennent la liberté grâce à cette coutume: l’esclave musulman, en présence d’un ou deux témoins (c’est moi qui souligne, D.A.), touche la poitrine de la maîtresse de maison, ce que cette dernière ne doit et ne peut jamais refuser. Suite à cela, l’esclave devient un parent de la famille; on lui enlève les chaînes, on le nourrit, on s’échange des vêtements et on le libère, parfois avec des présents. A son tour, le nouveau parent doit offrir des cadeaux à ses hôtes.” Si on laisse de côté l’élément islamique, de date récente, on pourrait dire que nous avons là une très belle et complète description de la scène du miroir étrusque.
Il s’agit donc d’une scène d’affranchissement ou de réconciliation entre des personnes de rang inégal, en présence de témoins. On ne saura peut-être jamais si Junon-Uni-Héra était consentante en cette occasion, et cela n’a d’ailleurs aucune importance, car Junon elle-même ne pouvait pas se soustraire à cette coutume qui tenait d’une justice dépassant l’arbitraire de tel ou tel dieu.
Bon… Voyons maintenant si cela nous dit quelque chose quant à l’origine des Etrusques…
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An English version of this text can be read here:
Sucking the victim‘s mother‘s teats – the Etruscans and the Caucasian vendetta…
then: